Mon innocence est ma forteresse

Marquis de Montcalm (1712- 1759).

lundi 11 octobre 2010

La Turquie peut-elle devenir membre de l'Union européenne ?




«Ce qu’on ne croyait pas nécessaire, on en a parfois affaire. » Proverbe turc


Le débat sur une adhésion turque soulève des questions essentielles que l'Europe a souvent esquivées ou ignorées. Conjuguées pêle-mêle aux inquiétudes d'un élargissement excessif de l'Union, à l'appréhension de l'islam et aux doutes concernant la finalité de la construction de l'espace commun, elles posent fondamentalement le probème de ce qui est ou n'est pas européen. La Turquie peut-elle être un membre de l'Union européenne ? Sur le papier, l'adhésion s'impose comme une issue inévitable, mais sur le terrain, les lignes changent, et rien n'est réglé quant au fond.

Un processus apparemment irrévesible


La Turquie est engagée de longue date dans les pourparlers avec l’Europe. Dès 1951, elle intègre l'OTAN, l'alliance militaire qui maintient tous les pays occidentaux sous tutelle américaine contre l'URSS. En 1959, c'est la première demande d’adhésion turque à la CEE. En 1964 est signé l'accord d’Ankara, qui intègre la Turquie dans une union douanière avec la CEE. L’adhésion de la Turquie à l'espace européen est dès lors un objectif constant. Le dépôt formel de candidature a lieu en 1987. En 2004, un an près une réforme constitutionnelle qui met fin au contrôle des militaires sur la vie publique, la Turquie est déclarée satisfaire « pleinement » aux critères de Copenhague, qui conditionnent les adhésions à l'UE. Depuis le début des négociations officielles en octobre 2005, 13 chapitres du Pacte communautaire sur 35 ont été ouverts, dont 10 entre 2005 et 2008. Le 27 septembre 2006, le Parlement européen adopte le rapport Eurlings, qui consacre le caractère irréversible des négociations d’adhésion avec la Turquie: "Les négociations visent à faire de la Turquie un membre de l'Union européenne". A noter que depuis 2005, le parti AKP, dirigé par le Premier ministre turc Recep Tayipp Erdogan, au pouvoir en Turquie depuis 2002, siège au Parlement comme membre observateur du PPE (groupe de centre-droit): l'AKP, décrit par le géopoliticien Yves Lacoste comme étant un parti islamiste "pour le moment modéré", est parfois qualifié par la presse de « parti démocrate-musulman », pour tenter de l'associer aux partis démocrates-chrétiens européens.

Dans les négociations, la Turquie peut compter des appuis fidèles: les cercles décisionnaires de Bruxelles et le Royaume-Uni. Le président de la Commission José Manuel Barroso a été très clair lors de sa visite au Parlement turc à Ankara en avril 2008 : « Notre objectif est que la Turquie devienne un membre à part entière de l’UE ». Même son de cloche en juillet 2010 du côté du commissaire à l’élargissement Stefan Füle et du Haut-représentant Catherine Ashton : « nous réaffirmons la perspective d’une entrée de l’UE dans la Turquie ». Face à ce parti-pris des instances supérieures, la France lutte pied à pied pour faire ralentir le processus. La diplomatie française a en effet reçu des consignes claires de l'Elysée et est la seule en Europe a être ouvertement hostile à une adhésion de la Turquie. Elle joue notamment sur la question de Chypre, dont la partie Nord est occupée par l'armée turque, mais se heurte aux efforts conjugués des Britanniques, des Polonais et des Espagnols, tous inféodés aux Américains et donc favorables à Ankara. La présidence espagnole de l'Union, qui s'est achevée le 30 juin dernier, a ainsi tordu toutes les procédures pour ouvrir dans l'urgence "son" chapitre du processus d'adhésion, le 13e à ce jour. La position française a été un temps appuyée par l'Allemagne, une partie de la CDU, l'Union chrétienne-démocrate au pouvoir à Berlin, étant contre. Sauf que voilà, le gouvernement allemand est une coalition, et que les partenaires de la CDU, le parti libéral FDP, est très favorable à une entrée de la Turquie au sein de l'Union. Et le ministre des Affaires étrangères allemand, Guido Westerwelle, est justement du FDP... Ajoutez à cela le poids de l'immigration turque en Allemagne (2,5 millions de personnes), et vous aurez compris que le Bundestag ne s'opposera certainement pas à la poursuite des négociations. La France se retrouve donc isolée sur la scène européenne, tandis qu'elle souffre d'une lourde contradiction: si d'un côté, l'opinion publique et le président Sarkozy sont constament opposés à l'idée d'une adhésion turque, les élites françaises sont toujours acquises aux arguments développés par l'ancien Premier ministre Michel Rocard dans son livre Oui à la Turquie. De toute manière, comment la diplomatie française, ralliée à l'OTAN sur ordre de l'Elysée, peut-elle sérieusement s'opposer à ce membre si important de l'Alliance atlantique qu'est Ankara ?

Ankara, où s'est justement rendu le 27 juillet 2010 le Premier ministre britannique David Cameron pour sa première visite officielle. Il y a exprimé sa « colère » face aux oppositions françaises et allemandes au processus d'adhésion, et a fait le rapprochement entre le Royaume-Uni exclu par De Gaulle de la CEE et la Turquie actuelle: "nous savons ce que c'est d'être exclu du club, mais nous savons aussi que ces choses peuvent changer". En effet, les Britanniques sont opposés depuis le début à une Europe intégrée culturelle et politique. Et une entrée de la Turquie rendrait l'UE ingouvernable et détruirait toute envie de fédéralisme. Le soutien britannique est aujourd'hui à nuancer, compte tenu de l'influence du lobby pro-israélien au sein de l'équipe conservatrice, en la personne du Foreign minister William Hague. A Londres, à Tel Aviv et même à Washington, on se méfie soudain de cette Turquie qui laisse des navires partir pour forcer le blocus de Gaza, à l'instar de Ken Weinstein, de l'Hudson Institute: « le Bosphore divise plus qu'il ne lie ».

Pourquoi ce basculement dans les camps anglo-saxon et israéliens ? Parce que Ankara a décidé de s'éloigner de ses anciens titulaires. Certes l’adhésion de la Turquie semble irréversible, mais ce processus est mis à mal par les récents bouleversements géopolitiques turcs.

La nouvelle politique étrangère turque

Pendant la Guerre froide, la Turquie, alliée de l'OTAN face à l'URSS, alliée d’Israël face au monde arabe, était un élément-clé dans le dispositif américain. Le régime militaire turc écrasait un pouvoir politique faible en échange de son alignement occidental et de sa relation privilégiée avec l'Etat d'Israël. Les généraux avaient également carte blanche pour réprimer violemment la rébellion séparatiste kurde, incarnée par le PKK, la Parti des Travailleurs du Kurdistan, mouvement terroriste d'inspiration marxiste soutenu par les Soviétiques et les Syriens. Après la chute du Bloc de l'Est, le rôle stratégique de la Turquie s'est accru pour les Américains dans les années 1990: Ankara avait pour mission de soutenir Israël dans un Moyen-Orient de plus en plus instable, d'empêcher la formation d'une Europe politique indépendante en intégrant l'Union européenne et de semer le trouble dans la sphère d'influence russe en inflitrant les Balkans, via le soutien aux musulmans de Bosnie et du Kosovo, et le Caucase. Mais la guerre d’Irak de 2003 est venue bouleverser cet ordre des choses. L'aide américaine en faveur du Kurdistan a horrifié l’état-major turc, qui a soudain apporté son soutien aux islamistes de l'AKP pour faire l'unité du pays et s’est rapproché de la Syrie et de l’Iran. Le Parlement d'Ankara, islamistes et laïques pro-armée confondus, s'est donc opposé au survol de son espace aérien par les Américans. C'était la première fois que la Turquie disait "non" à Washington et que l'armée turque s'en remettait au pouvoir civil: une stratégie lourde de conséquences ; aujourd’hui émancipés des militaires , les dirigeants actuels renouent avec la politique islamique de l’empire ottoman. La Turquie a sacrifié ses relations avec Israël (crise diplomatique larvée depuis 2006, ouverte suite au raid israélien contre la flottille de Gaza, en mai 2010) au profit du leadership de l’espace politique islamique du Moyen-Orient. La popularité des Turcs dans les opinions arabes grandit, et le ministre AKP des Affaires étrangères, le brillant Ahmet Davutoglu, fait à présent figure de grand parrain des peuples musulmans, du Maroc jusqu'en Arabie Saoudite, comme à l'époque de la splendeur de l'Empire ottoman.


Ankara est passé du statut de « sentinelle de l’Occident » à celui d’acteur indépendant sur la scène internationale. La Turquie d’Erdogan recentre la géopolitique turque sur son espace traditionnel : le Proche-Orient et les républiques musulmanes d’ex-URSS. Elle se pose en rival-partenaire de l’Iran (les échanges turco-iraniens ont dépassé 10 milliards de dollars en 2009, la Turquie ne vote pas les sanctions de l'ONU sur le nucléaire iranien... Toutefois, elle se substitue à l'Iran en tant que leader du monde islamique). Elle conserve cependant son rôle dans l’OTAN et entend bien intégrer l’Union européenne, dans le but de ne se fermer aucune voie. La Turquie sait que 90 % de ses investissements étrangers proviennent de l'Ouest du Bosphore, mais son intégration sera celle d'une puissance régionale et multipolaire. Pas question pour les Turcs d'être les assistés de l'Union, et s'ils décident d'être les futurs fédérateurs des musulmans du continent, ils sont assurés d'entrer dans la place en position de force.

Une question de sens


Plus qu’un éventuel élargissement, une adhésion de la Turquie pose la question de la construction européenne et surtout de la vocation de l’Union européenne. Car tandis que le Premier ministre Erdogan renoue avec sa civilisation, l’Union européenne de Barroso est toujours très partagée sur la sienne. En effet, si on considère l’UE comme une union intégrée, sociale et donc culturelle, l’adhésion turque pose la question frontale de l’opposition entre le christianisme et l’islam, une dimension évoquée aussi bien par les partisans que par les opposants d’une intégration. Les uns évoquent le danger de l'islamisme et mettent en valeur l'identité judéo-chrétienne européenne, mais ils se gardent bien de définir les contours géographiques et spirituelles de l'Europe culturelle dont ils se réclament. Les autres veulent conjurer le Choc des civilisations en intégrant une démocratie musulmane dans une Europe qui ne serait donc pas un "club chrétien". Le discours communautaire, qui soulève le débat des racines spirituelles de l’Europe, se heurte à la conception universaliste de l'UE et à la logique européiste de l'élargissement maximum. C'est ici que nous retrouvons Michel Rocard: la célébrité déchue du socialisme français partage avec les élites de Bruxelles l'idée d'une "Europe monde", qui pourrait s'étendre jusqu'à l'infini ; un vaste ensemble régi par des lois communes en matière de droits fondamentaux et d'économie, un grand marché supranational faiseur de paix. Il y a donc conflit entre différentes logiques. Le débat de fond survivra-t-il cependant aux impératifs géostratégiques et économiques ? Car la Turquie est une voie d'accès primordiale pour les hydrocarbures et elle représente une économie dynamique. Si la situation énergétique s'aggrave, son adhésion pourrait devenir une simple formalité...

La logique européenne à l’épreuve


Le débat sur l'héritage chrétien de l'Europe risque donc fort d'être à nouveau étouffé. Peut-il en être autrement étant donné que l'Union européenne ne fait mention d'aucune spécificité religieuse ? La laïcité est d'ailleurs un argument repris par les partisans de l'adhésion turque, surtout du côté français, qui rappellent à juste titre que la Turquie est depuis 1924 un État très officiellement laïque, et que cela n'empêche donc pas son entrée dans l'Europe. Ce qu'ils ignorent, c'est que la laïcité turque n'est pas la séparation du politique et du religieux: lorsque le général Mustapha Kemal s'est emparé du pouvoir, il s'est inspiré du Concordat napoléonien pour établir un système dans lequel la mosquée est contrôlée par l'État. Et si des générations de femmes n'ont pas porté le voile islamique, l'enseignement religieux a été rétabli dans les années 1950, ainsi que l'appel public à la prière. Quant à la minorité chrétienne, elle a été lentement exterminée par les autorités, qui s'appuyaient sur le nationalisme kémaliste. Toutefois, l'islam politique était strictement encadré et réprimé par les généraux turcs, qui étaient les garants de la laïcité. Le dernier putsch militaire, celui de 1980, a justement fait inscrire dans la Constitution le rôle de l'armée comme rempart laïque. Mais les temps ont changé, et c'est à présent la mosquée, à travers le Premier ministre Erdogan qui contrôle l'État. Comme nous l'avons vu plus haut, c'est l'armée qui a remis l'islamisme au centre de la vie publique en 2003, pour être ensuite neutralisée par sa créature. Jouant sur la naïveté de Bruxelles, le parti AKP a vite compris que sa doctrine pouvait s'imposer à condition de ne pas dire son nom et de rester tourner vers l'Europe. Les réformes de 2003 et 2010, menées par Erdogan au nom de la démocratie et des Droits de l'homme, ont ainsi méthodiquement détruit les prérogatives de l'appareil miliaire laïque. Les hauts magistrats, issus de l'administration kémaliste, n'ont désormais plus le pouvoir d'interdire un parti politique pour activités antilaïques, et l'état-major est devenu un organe consultatif. Depuis février 2010, quarante officiers supérieurs sont en prison à Istanbul pour avoir tenté de renverser le gouvernement. Le journaliste Patrice de Plukett écrivait en mars 2010: "Voilà un dilemme pour Bruxelles. Que faire à M. Erdogan ? L’applaudir, ou le gronder ? Il démilitarise : c’est bien. Il islamise : c’est mal. Plus la Turquie se dit européenne, plus l’Europe se gratte la tête."

La Turquie est à nos portes. Elle frappe avec toute la puissance de sa civilisation retrouvée. Pendant ce temps, les Européens continuent à ignorer des faits pourtant têtus et à regarder béatement le jeu du monde se faire sans eux.

2 commentaires:

  1. Intéressant, comme toujours.

    En france, la ligne politique dominante n'est pas aussi claire que pourrait le faire croire les promesses électorales de sa majesté. On sait que Françoise Grossette, député européenne UMP, votait les crédits de PRE-adhésion de la turquie, apostrophe qui suppose une suite. Par ailleurs les députés UMP ont dues déposer un amendement au projet de loi de finances pour 2011 afin de supprimer ces crédits de préadhésion, qu’ils chiffrent à 900 millions d’euros sur sept ans (2007-2013) au niveau de l’UE, dont 127 millions à charge de la France. (le figaro) La ligne politique du parti majoritaire semble aussi claire qu'une idée de centriste...

    Comme toujours en matière européenne, personne ne sait à quel démon on se voue. L'absence totale de cohérence dans la politique européenne de la France entraîne la création d'un monstre. Peut-on servir de son mieux l'Europe quand celle-ci refuse de savoir qui elle est? Les institutions européennes commencent à fonctionner d'elles mêmes et à imposer un alignement idéologique aux nations qui composent l'Union. S'il est une évidence que la grande majorité de la population européenne s'oppose à un tel projet, il encore plus évident que le whitehall européen est parfaitement coupé de sa base. Le traité de Lisbonne extorqué aux Irlandais en est un triste souvenir.

    L'Europe est "une tapisserie que tisseraient les directions générales de Bruxelles sans avoir le modèle sous les yeux, et qui n'aurait comme lien de cohérence que de répondre au besoins du Marché". Il est évident que lorsque qu'on ne retient rien de l'histoire européenne, et qu'on ne fixe aucun objectifs à celle-ci, il devient difficile de discerner si oui ou non l'Europe et la Turquie on un avenir commun.

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  2. Comme me le disait un ami, l'Union européenne est le paradis des juristes et des sciences-pistes. Ces derniers ne cachent d'ailleurs pas leur satisfaction: "le Super-Etat européen existe, nous l'avons crée !" peuvent-ils clamer. Ceci dit, à trop se concentrer sur l'idéologie et l'économie (qui produit en fait l'idéologie dominante), nos Super-technocrates en oublient la géopolitique, qui court plus vite qu'eux. Les Européens sont aujourd'hui complètement absents sur la scène internationale. Plutôt que de se donner des moyens de puissance, ils se rangent sous la bannière américaine ou envisagent leurs rapports avec les autres nations avec naïveté et candeur. Le cas turc est exemplaire à cet égard.

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