Mon innocence est ma forteresse

Marquis de Montcalm (1712- 1759).

dimanche 24 octobre 2010

Dieu, le Brésil et les médias français


La campagne présidentielle brésilienne a suscité de nombreux commentaires dans la presse française après les résultats du premier tour du 3 octobre. Le très populaire Luiz Inacio Lula da Silva ne pouvant briguer un mandat consécutif après huit ans de pouvoir, tous les politologues et experts s'attendaient à ce que la candidate du Parti des Travailleurs qu’il avait adoubé, Dilma Rousseff, âgée de 62 ans, forte du soutien du président sortant, soit élue dès le premier tour. Mais ils n'avaient pas prévu la percée électorale de Marina Silva, ancienne ministre de l'Environnement et candidate du Parti Vert qui a attiré 19,35 % des voix exprimées au premier tour, le 3 octobre, contraignant Dilma Rousseff (46,9 %) à un ballotage face au candidat social-démocrate José Serra (33%). Membre du Parti des travailleurs (la formation politique de Lula) jusqu’en 2009, Marina Silva est une brésilienne métisse qui vient d’un milieu pauvre dans l’Etat de l’Acre en Amazonie. Leader de la gauche écologiste, cette mère de famille, mariée deux fois, est une catholique convertie, devenue évangélique pentecôtiste et membre d’une Assemblée de Dieu, d’où son engagement résolu contre l’avortement. Cette dernière prise de position lui a valu un vote important de la part des électeurs catholiques et évangéliques, soit vingt millions de voix, qui ont fait défaut à Mme Rousseff. Dès le soir du premier tour, il était clair qu’une majorité des suffrages accordée à Marina Silva n’allait pas se reporter sur la candidate du PT lors du second tour (fixé le 31 octobre) pour des raisons éthiques ; en effet, Dilma Rousseff s’est personnellement prononcée en faveur de l’avortement.

Face à ces évènements inattendus, la presse française a rapidement accusé les dirigeants des Eglises chrétiennes d’avoir causé la perte de dauphine de Lula. L’article du Monde « Au Brésil, le duel devient incertain entre Dilma Rousseff et José Serra », daté du 16 octobre, dénonce « la campagne menée par certains milieux chrétiens conservateurs, catholiques et, surtout, évangéliques ». L’article du Figaro du 18 octobre « Dieu s’invite dans la campagne électorale brésilienne » évoque « l'offensive dont a été victime Dilma Rousseff de la part de leaders catholiques et évangélistes ». Le 21 octobre, le site Rue 89 publie une pétition en faveur de la candidate du PT, signée par des personnalités politiques et culturelles, telles que le maire de Paris Bertrand Delanoë, la première secrétaire du Parti socialiste Martine Aubry et la philosophe Elisabeth Badinter. Le texte précise notamment : « Notre soutien est également motivé par le déchaînement de calomnie sans précédent dont Dilma Rousseff fait l'objet, orchestré par des mouvements religieux prêts à toutes les rumeurs pour discréditer sa candidature. (…) Nous nous inquiétons (…) de l'irruption des conservatismes religieux dans un débat qui doit rester serein ».

La situation brésilienne est complexe, et il convient d’apporter certaines nuances à ces affirmations. D’une part, l’avortement est rejeté par 72 % des Brésiliens. On ne peut donc imputer la responsabilité de l’échec de Mme Rousseff à la seule Conférence des évêques du Brésil (CNBB), qui s’est prononcée la veille des élections en faveur de la défense de la vie. D’autre part, qualifier de « conservateurs » les électeurs qui se sont portés sur Marina Silva, candidate de la gauche radicale et engagée aux côtés des paysans Sans Terre, est infondé. Au contraire, on peut se demander si les masses paysannes pauvres n’ont pas d’abord sanctionné Dilma Rousseff pour le bilan du président Lula : car si l’économie brésilienne affiche une bonne santé, le partage des terres n’a pas eu lieu, et des milliers d’hectares de cultures alimentaires ont été cédés aux firmes de l’agro-carburant – ce qui était l’enjeu de la visite du président américain Georges W. Bush auprès de Lula en 2007. On ne peut donc pas affirmer que la percée de Marina Silva soit due au «vote protestataire des milieux urbains et instruits, face à deux propositions politiques trop similaires » (Le Figaro). En outre, il a été reproché à Dilma Rousseff dans la presse brésilienne de protéger les trafics d’influence de son adjoint Erenice Guerra, contraint à la démission. Cette affaire n’est pas sans conséquence auprès des électeurs.

La presse française semble en outre s’inquiéter des influences religieuses sur la politique brésilienne. Le président de la Conférence des évêques du Brésil Geraldo Lyrio Rocha a récemment rappelé que « l'État était laïque mais que la société brésilienne était profondément religieuse ». En effet, la forte identité chrétienne est une des spécificités du Brésil. Environ 70 % des 195 millions de Brésiliens sont catholiques, et 25 millions appartiennent à des communautés évangéliques. Ces dernières sont méconnues dans l’opinion européenne, et a fortiori dans l’opinion européenne culturellement catholique. Les évangéliques (et non « évangélistes ») sont issus des Réveils protestants qui ont jalonné l’Histoire à partir du XIXe siècle ; leur spiritualité est centrée sur la Bible et sur l’expérience d’une conversion personnelle (naître de nouveau – « born again »). L’univers évangélique se décompose à travers une myriade de communautés et de traditions protestantes différentes (baptisme, pentecôtisme etc.). La branche pentecôtiste, qui met en avant les charismes de « l’Esprit de Pentecôte », est en plein expansion au Brésil. Importé par des missionnaires suédois au début du XXe siècle, le pentecôtisme rassemble depuis les années 1970 un nombre croissant de fidèles dans les Assemblées de Dieu, grâce à la dimension émotionnelle du culte et l’entraide matérielle de ses membres. Le pentecôtisme brésilien développe une forte tendance au repli communautaire autour d’un prêcheur charismatique, ce qui rend la frontière entre les Eglises et les sectes particulièrement flou, tandis que fleurissent en son sein des mouvements qui recherchent le profit matériel, notamment à travers le commerce des guérisons.

Ce tableau explique l’importance évidente du facteur religieux au Brésil ; il ne faut donc pas s’étonner que les enjeux éthiques y prennent une place centrale lors des consultations électorales. Pour l’avoir momentanément oublié, l’équipe de campagne de Dilma Rousseff en prend à présent acte : la candidate du PT s’est rendue au sanctuaire de Notre-Dame d'Aparecida, patronne du Brésil, et a écrit une lettre à l’attention des Eglises évangéliques.

Il faut toutefois se garder des conclusions hâtives. Les Eglises catholique et évangéliques n’incarnent pas spécialement les « conservatismes religieux » ou les « organisations sectaires » dénoncées par et dans les médias français. Observons ce paradoxe intéressant : pour s’assurer la victoire au second tour, Dilma Rousseff s’est allié à ce que Le Monde présente comme « la plus puissante des dénominations évangéliques, l'Eglise universelle du royaume de Dieu ». En réalité, l'Eglise universelle du royaume de Dieu (Igreja Universal do Reino de Deus – EURD) n'est pas une communauté chrétienne, mais une entreprise fondée en 1977, qui possède des chaînes de télévision, des supermarchés et des groupes de presse. C'est une organisation commerciale et politique (le vice-président de Lula, José Alencar, est un de ses trois millions d'adeptes), non-reconnue par les organisations évangéliques mondiales, dont le symbole n'est pas la croix, mais un oiseau blanc, et violemment anticatholique (l'EURD prend pour cible les statues dans les bidonvilles). Le fondateur de l'Eglise, l'autoproclamé évêque Edir Macedo, promet la réussite matérielle, sous couvert d'un "Evangile de la prospérité" moyennant finances: « Donnez, sinon allez vous faire foutre ».

Sur un autre registre, l’Eglise catholique a organisé la "semaine pour la vie" pendant la campagne du second tour. Le cardinal Odilo Scherer, archevêque de Sao Paulo, a déclaré : « Evidemment, en rejetant l'avortement nous ne voulons pas que l'on châtie les femmes qui, pour telle ou telle raison, le pratiquent. La protection légale par rapport à la pratique de l'avortement n'est pas considérée comme un châtiment, mais comme la protection du droit à la vie ». Le cardinal a demandé aux candidats de proposer des mesures « pour permettre aux femmes enceintes et à leurs enfants de vivre dans la dignité et la sécurité ». Au regard des propositions de ces deux institutions religieuses, on saura où réside le sectarisme et le conservatisme.

Si l’on reconnaît le droit des Églises à intervenir dans le débat public pour se prononcer sur les questions de justice sociale ou d’immigration, alors il faut également reconnaître leur droit à émettre des opinions en matière de bioéthique.

Le Brésil est aujourd’hui la huitième puissance économique mondiale et la cinquième puissance en termes démographiques. Forts de leurs spécificités, certains brésiliens souhaitent changer leur société nationale, en se référant à des valeurs et même à des croyances qui leur sont propres et qui appellent au respect et à un traitement objectif dans les médias, même si les conceptions européennes du progrès peuvent être différentes.

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