«Ce qu’on ne croyait pas nécessaire, on en a parfois affaire. » Proverbe turc
Un processus apparemment irrévesible
Dans les négociations, la Turquie peut compter des appuis fidèles: les cercles décisionnaires de Bruxelles et le Royaume-Uni. Le président de la Commission José Manuel Barroso a été très clair lors de sa visite au Parlement turc à Ankara en avril 2008 : « Notre objectif est que la Turquie devienne un membre à part entière de l’UE ». Même son de cloche en juillet 2010 du côté du commissaire à l’élargissement Stefan Füle et du Haut-représentant Catherine Ashton : « nous réaffirmons la perspective d’une entrée de l’UE dans la Turquie ». Face à ce parti-pris des instances supérieures, la France lutte pied à pied pour faire ralentir le processus. La diplomatie française a en effet reçu des consignes claires de l'Elysée et est la seule en Europe a être ouvertement hostile à une adhésion de la Turquie. Elle joue notamment sur la question de Chypre, dont la partie Nord est occupée par l'armée turque, mais se heurte aux efforts conjugués des Britanniques, des Polonais et des Espagnols, tous inféodés aux Américains et donc favorables à Ankara. La présidence espagnole de l'Union, qui s'est achevée le 30 juin dernier, a ainsi tordu toutes les procédures pour ouvrir dans l'urgence "son" chapitre du processus d'adhésion, le 13e à ce jour. La position française a été un temps appuyée par l'Allemagne, une partie de la CDU, l'Union chrétienne-démocrate au pouvoir à Berlin, étant contre. Sauf que voilà, le gouvernement allemand est une coalition, et que les partenaires de la CDU, le parti libéral FDP, est très favorable à une entrée de la Turquie au sein de l'Union. Et le ministre des Affaires étrangères allemand, Guido Westerwelle, est justement du FDP... Ajoutez à cela le poids de l'immigration turque en Allemagne (2,5 millions de personnes), et vous aurez compris que le Bundestag ne s'opposera certainement pas à la poursuite des négociations. La France se retrouve donc isolée sur la scène européenne, tandis qu'elle souffre d'une lourde contradiction: si d'un côté, l'opinion publique et le président Sarkozy sont constament opposés à l'idée d'une adhésion turque, les élites françaises sont toujours acquises aux arguments développés par l'ancien Premier ministre Michel Rocard dans son livre Oui à la Turquie. De toute manière, comment la diplomatie française, ralliée à l'OTAN sur ordre de l'Elysée, peut-elle sérieusement s'opposer à ce membre si important de l'Alliance atlantique qu'est Ankara ?
Ankara, où s'est justement rendu le 27 juillet 2010 le Premier ministre britannique David Cameron pour sa première visite officielle. Il y a exprimé sa « colère » face aux oppositions françaises et allemandes au processus d'adhésion, et a fait le rapprochement entre le Royaume-Uni exclu par De Gaulle de la CEE et la Turquie actuelle: "nous savons ce que c'est d'être exclu du club, mais nous savons aussi que ces choses peuvent changer". En effet, les Britanniques sont opposés depuis le début à une Europe intégrée culturelle et politique. Et une entrée de la Turquie rendrait l'UE ingouvernable et détruirait toute envie de fédéralisme. Le soutien britannique est aujourd'hui à nuancer, compte tenu de l'influence du lobby pro-israélien au sein de l'équipe conservatrice, en la personne du Foreign minister William Hague. A Londres, à Tel Aviv et même à Washington, on se méfie soudain de cette Turquie qui laisse des navires partir pour forcer le blocus de Gaza, à l'instar de Ken Weinstein, de l'Hudson Institute: « le Bosphore divise plus qu'il ne lie ».
Pourquoi ce basculement dans les camps anglo-saxon et israéliens ? Parce que Ankara a décidé de s'éloigner de ses anciens titulaires. Certes l’adhésion de la Turquie semble irréversible, mais ce processus est mis à mal par les récents bouleversements géopolitiques turcs.
La nouvelle politique étrangère turque
Pendant la Guerre froide, la Turquie, alliée de l'OTAN face à l'URSS, alliée d’Israël face au monde arabe, était un élément-clé dans le dispositif américain. Le régime militaire turc écrasait un pouvoir politique faible en échange de son alignement occidental et de sa relation privilégiée avec l'Etat d'Israël. Les généraux avaient également carte blanche pour réprimer violemment la rébellion séparatiste kurde, incarnée par le PKK, la Parti des Travailleurs du Kurdistan, mouvement terroriste d'inspiration marxiste soutenu par les Soviétiques et les Syriens. Après la chute du Bloc de l'Est, le rôle stratégique de la Turquie s'est accru pour les Américains dans les années 1990: Ankara avait pour mission de soutenir Israël dans un Moyen-Orient de plus en plus instable, d'empêcher la formation d'une Europe politique indépendante en intégrant l'Union européenne et de semer le trouble dans la sphère d'influence russe en inflitrant les Balkans, via le soutien aux musulmans de Bosnie et du Kosovo, et le Caucase. Mais la guerre d’Irak de 2003 est venue bouleverser cet ordre des choses. L'aide américaine en faveur du Kurdistan a horrifié l’état-major turc, qui a soudain apporté son soutien aux islamistes de l'AKP pour faire l'unité du pays et s’est rapproché de la Syrie et de l’Iran. Le Parlement d'Ankara, islamistes et laïques pro-armée confondus, s'est donc opposé au survol de son espace aérien par les Américans. C'était la première fois que la Turquie disait "non" à Washington et que l'armée turque s'en remettait au pouvoir civil: une stratégie lourde de conséquences ; aujourd’hui émancipés des militaires , les dirigeants actuels renouent avec la politique islamique de l’empire ottoman. La Turquie a sacrifié ses relations avec Israël (crise diplomatique larvée depuis 2006, ouverte suite au raid israélien contre la flottille de Gaza, en mai 2010) au profit du leadership de l’espace politique islamique du Moyen-Orient. La popularité des Turcs dans les opinions arabes grandit, et le ministre AKP des Affaires étrangères, le brillant Ahmet Davutoglu, fait à présent figure de grand parrain des peuples musulmans, du Maroc jusqu'en Arabie Saoudite, comme à l'époque de la splendeur de l'Empire ottoman.
Une question de sens
Plus qu’un éventuel élargissement, une adhésion de la Turquie pose la question de la construction européenne et surtout de la vocation de l’Union européenne. Car tandis que le Premier ministre Erdogan renoue avec sa civilisation, l’Union européenne de Barroso est toujours très partagée sur la sienne. En effet, si on considère l’UE comme une union intégrée, sociale et donc culturelle, l’adhésion turque pose la question frontale de l’opposition entre le christianisme et l’islam, une dimension évoquée aussi bien par les partisans que par les opposants d’une intégration. Les uns évoquent le danger de l'islamisme et mettent en valeur l'identité judéo-chrétienne européenne, mais ils se gardent bien de définir les contours géographiques et spirituelles de l'Europe culturelle dont ils se réclament. Les autres veulent conjurer le Choc des civilisations en intégrant une démocratie musulmane dans une Europe qui ne serait donc pas un "club chrétien". Le discours communautaire, qui soulève le débat des racines spirituelles de l’Europe, se heurte à la conception universaliste de l'UE et à la logique européiste de l'élargissement maximum. C'est ici que nous retrouvons Michel Rocard: la célébrité déchue du socialisme français partage avec les élites de Bruxelles l'idée d'une "Europe monde", qui pourrait s'étendre jusqu'à l'infini ; un vaste ensemble régi par des lois communes en matière de droits fondamentaux et d'économie, un grand marché supranational faiseur de paix. Il y a donc conflit entre différentes logiques. Le débat de fond survivra-t-il cependant aux impératifs géostratégiques et économiques ? Car la Turquie est une voie d'accès primordiale pour les hydrocarbures et elle représente une économie dynamique. Si la situation énergétique s'aggrave, son adhésion pourrait devenir une simple formalité...
La logique européenne à l’épreuve
Intéressant, comme toujours.
RépondreSupprimerEn france, la ligne politique dominante n'est pas aussi claire que pourrait le faire croire les promesses électorales de sa majesté. On sait que Françoise Grossette, député européenne UMP, votait les crédits de PRE-adhésion de la turquie, apostrophe qui suppose une suite. Par ailleurs les députés UMP ont dues déposer un amendement au projet de loi de finances pour 2011 afin de supprimer ces crédits de préadhésion, qu’ils chiffrent à 900 millions d’euros sur sept ans (2007-2013) au niveau de l’UE, dont 127 millions à charge de la France. (le figaro) La ligne politique du parti majoritaire semble aussi claire qu'une idée de centriste...
Comme toujours en matière européenne, personne ne sait à quel démon on se voue. L'absence totale de cohérence dans la politique européenne de la France entraîne la création d'un monstre. Peut-on servir de son mieux l'Europe quand celle-ci refuse de savoir qui elle est? Les institutions européennes commencent à fonctionner d'elles mêmes et à imposer un alignement idéologique aux nations qui composent l'Union. S'il est une évidence que la grande majorité de la population européenne s'oppose à un tel projet, il encore plus évident que le whitehall européen est parfaitement coupé de sa base. Le traité de Lisbonne extorqué aux Irlandais en est un triste souvenir.
L'Europe est "une tapisserie que tisseraient les directions générales de Bruxelles sans avoir le modèle sous les yeux, et qui n'aurait comme lien de cohérence que de répondre au besoins du Marché". Il est évident que lorsque qu'on ne retient rien de l'histoire européenne, et qu'on ne fixe aucun objectifs à celle-ci, il devient difficile de discerner si oui ou non l'Europe et la Turquie on un avenir commun.
Comme me le disait un ami, l'Union européenne est le paradis des juristes et des sciences-pistes. Ces derniers ne cachent d'ailleurs pas leur satisfaction: "le Super-Etat européen existe, nous l'avons crée !" peuvent-ils clamer. Ceci dit, à trop se concentrer sur l'idéologie et l'économie (qui produit en fait l'idéologie dominante), nos Super-technocrates en oublient la géopolitique, qui court plus vite qu'eux. Les Européens sont aujourd'hui complètement absents sur la scène internationale. Plutôt que de se donner des moyens de puissance, ils se rangent sous la bannière américaine ou envisagent leurs rapports avec les autres nations avec naïveté et candeur. Le cas turc est exemplaire à cet égard.
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