Mon innocence est ma forteresse

Marquis de Montcalm (1712- 1759).

lundi 26 avril 2010

Achever Huntington

Le Marquis est tombé sur une analyse fort intéressante: signée Roland Hureaux, dans Marianne, elle suggère que l'actuelle campagne contre l'Église catholique est une riposte anglo-saxonne contre le rapprochement géopolitique de Rome avec le monde orthodoxe. L’auteur fait observer que dans le schéma de la Guerre des civilisations de Samuel Huntington, la civilisation « occidentale », Amérique du Nord et Europe de l’Ouest, tant catholique que protestante, s’opposait à la civilisation « orthodoxe », Russie, Bulgarie etc., alors que les différences théologiques entre orthodoxes et catholiques sont beaucoup moins fortes que celles qui séparent Rome des différentes communautés protestantes. C’est cette césure qui pourrait aujourd’hui être remise en cause. En effet, alors que l’essentiel des attaques dirigées contre le pape pendant le scandale des prêtres pédophiles provenait du monde anglo-saxon, la Russie a soutenu seule sur la scène internationale un Vatican harcelé de toutes parts. Le président russe Dmitri Medvedev s’est récemment rendu à Paris pour honorer la couronne d'épines du Christ en la cathédrale Notre-Dame, et la Pravda, l'ancien organe de presse du Parti communiste (!), qualifie de "déloyales" les accusations portées contre Benoît XVI.

Pourtant, l'Église catholique et le monde anglo-saxon n'étaient-ils pas les meilleurs alliés objectifs au temps de la Guerre froide, Jean-Paul II d'un côté et Ronald Reagan de l'autre, contre l'Union soviétique ? Force est de constater que les temps ont changé. L'institution catholique est perçue aujourd'hui comme un vestige du passé, une survivance dans notre monde moderne, libéral et ultrarapide, dominé par l'hégémonie anglo-saxonne d'inspiration protestante. Cette hostilité larvée s'est accentuée avec la montée du catholicisme aux États-Unis, centre mondial de l'univers protestant, qui pose problème. Première dénomination religieuse aux États-Unis avec environ 70 millions de membres, l'Église catholique reste minoritaire au sein d'une nation protestante mais dépasse toutes les autres Églises baptistes, méthodistes, luthériennes, pentecôtistes et presbytériennes, aidée par l'immigration mexicaine et la démographie galopante des Hispaniques, qui représentent 14 % de la population américaine. Or, la redéfinition des équilibres ethniques dans les années à venir indique que le poids du catholicisme ira croissant: dans 30 ans, les Hispaniques seront 100 millions, alors que la sécularisation et la baisse démographique chez les Blancs protestants ira en s'aggravant. Non seulement les WASP (White Anglo-Saxon Protestants) ne seront plus qu'une minorité, mais le protestantisme américain lui-même sera dans une situation minoritaire, pour la première fois depuis l'arrivée des Pères pèlerins ! Le très officiel rapport de 2004 du National Opinion Research Center de l'Université de Chicago indique que le pourcentage de protestants aux États-Unis est tombé de 64 % en 1993 à 52 % en 2002, tandis que le nombre de sans-religion a augmenté de 9 % à 14 %. Or, les athées et agnostiques sont très largement issus du protestantisme: les familles se définissent volontiers comme méthodistes et baptisent leurs enfants mais délaissent le culte, et la génération suivante est indifférente en matière de religion. La montée en puissance médiatisée des évangéliques est certes impressionnante, mais elle cache la sécularisation rapide de la société américaine. La perspective de voir les Blancs protestants, qui ont façonné et incarné les États-Unis, réduits à l'état de minorité est pour les élites WASP un cauchemar. Dans sa vieillesse, Huntington avait même prédit un futur clash des civilisations sur le sol américain, entre Hispaniques catholiques et Anglo-saxons protestants.
Pour contrebalancer l’influence catholique aux États-Unis, certains dirigeants américains réfléchissent alors à l’opportunité de favoriser « l’islamisation » de l’Europe, mère-patrie de l’Eglise romaine. La création par Washington de deux États musulmans au cœur du continent, la Bosnie et le Kosovo, le soutien appuyé de Barack Obama aux communautés islamiques européennes et la diffusion du modèle multiculturaliste anglo-saxon, qui permet voile, minarets et prêches radicales, vont dans ce sens et contribuent à affaiblir la cohérence du projet politique européen, ce qui joint l’utile à l’agréable.
La campagne anti-pape actuelle se déroule alors en terrain conquis, car la culture anglo-saxonne a longtemps traité le prêtre romain comme un bigot ou un pervers. Dans Sin City, la BD ultraviolente adaptée au cinéma, c'est un prélat catholique irlandais, le Cardinal Patrick Roark, qui tient le rôle du méchant absolu: pédophile, corrompu, proxénète, en cheville avec la mafia de Boston, il est même cannibale ! Ce dernier vice fait écho à une opinion répandue chez les protestants américains, pour qui l'Eucharistie des catholiques, censée être le corps du Christ, est un rituel d'anthropophages. L'auteur de Sin City, Frank Miller, est par ailleurs un néoconservateur décomplexé, adepte du choc des civilisations d'Huntington, qui compare l'islam à un "fascisme" en puissance. Contre le catholicisme, se recoupent deux tendances : le fondamentalisme protestant, qui perçoit traditionnellement l’Eglise romaine comme un agent étranger (un tract significatif : « nous sommes citoyens américains, et nous ne voulons pas obéir à un prince italien déchu ») et qui a engendré des générations de réflexes et de préjugés, et le libéralisme postmoderne, dont la vision de l’homme heurte radicalement la morale de l’Eglise. Les médias qui ont mené la charge contre l’Eglise catholique, le New York Times, Time et The Economist en Grande-Bretagne ont un certain nombre de points communs : très libéraux, ayant un fond de culture protestante et favorables au mariage gay. A ce courant anticatholique, il faut ajouter l’influence non négligeable des lobbies israélites ; malgré des interventions remarquées de la part de figures du monde juif, comme le rabbin américain David Dalin, grand défenseur du pape Pie XII, le rabbin Alon Goshen-Gottsein ou l’ex-maire de New York Ed Koch, qui a écrit dans le Jerusalem Post une tribune de soutien à Benoît XVI, la majorité des Juifs d’Israël et des États-Unis, vers qui sont tournées les communautés d’Europe, reste très hostile à l’Eglise catholique.
Autre pôle du monde anglo-saxon, le Royaume-Uni n'a pas été en reste. Dès les premières vagues du scandale, l'archevêque de Canterbury, chef de l'Église d'Angleterre (Church of England) a aussitôt déclaré dans les médias britanniques que "l'Église catholique a perdu toute crédibilité" ; sans doute Mgr Rowan Williams, jadis très porté sur l'œcuménisme, ne digère-t-il toujours pas la Constitution signée par Benoît XVI en octobre dernier qui permet aux anglicans qui le souhaitent d'être intégré dans l'Église en gardant leur liturgie et leurs prêtres mariés. La presse british s'est déchaînée à souhait contre le Vatican, ce qui n'est guère une nouveauté en Grande-Bretagne, où le chant préféré des Glasgow Rangers est No pope of Rome. Le point d'orgue est venu de Richard Dawkins ; ce savant darwiniste anglais demandant l'arrestation du pape pour "crimes contre l'humanité" lors de son prochain voyage au Royaume-Uni... Là aussi, les deux bouts se touchent: les protestants antipapistes et les forces sécularisées libérales anticatholiques. Devant l’ampleur de la cabale, le Foreign Office a formulé des excuses pour un document insultant envers le pape que des fonctionnaires britanniques avaient rédigé. C’est que si la Grande-Bretagne ne compte que 5 millions de catholiques, ces derniers sont très actifs et pourraient bien surpasser les anglicans comme premier groupe spirituel en termes de pratiquants… Quant à l’Allemagne, la moitié protestante du pays, bien que largement sécularisée, a été exemplaire en antipapisme, à travers le magazine Der Spiegel, prompt à dépeindre l’Eglise catholique comme un repaires de sadiques.

Cette hostilité s’expliquerait donc par le rapprochement opéré par Benoît XVI entre Rome et la chrétienté orthodoxe. Depuis le début de son pontificat, le pape n’a pas ménagé ses efforts en direction des Églises d’Orient, notamment de l’Eglise russe. En effet, le patriarcat de Moscou rassemble le plus de fidèles du monde orthodoxe (environ 100 millions) et s’est imposé avec l’effondrement du communisme et le renouveau spirituel à l’Est comme le premier interlocuteur orthodoxe, aux dépends du patriarcat historique de Constantinople, isolé en Turquie. Le patriarche de Russie Alexis II avait noué des relations courtoises avec Benoît XVI, par cardinaux interposés, et son successeur Cyrille, qui a rencontré le pape alors qu'il était encore métropolite de St pétersbourg, s’inscrit dans la même démarche. En fait, l’orthodoxie slave est confrontée aux mêmes défis que le catholicisme occidental : les Églises soumises ou persécutés par les régimes marxistes ont retrouvé la liberté et leur place ; les monastères fleurissent en Russie, en Roumanie et en Serbie, tandis que les popes se montrent et s’imposent dans la société, mais si l’Eglise est à nouveau visible, elle demeure fragile. La pratique religieuse dans les pays redevenus orthodoxes est beaucoup plus faible que dans les États catholiques (moins de 4 % en Russie), les structures ecclésiales sont saignées et les fidèles sont récupérés par des dirigeants, souvent ex-communistes, qui jouent sur un registre identitaire et nationaliste, saupoudré de christianisme culturel. Par ailleurs, les anciens théâtres de la dictature du prolétariat sont devenus des paradis du libéralisme économique sauvage, avec la destruction du lien social et des valeurs qu’il entraîne. Enfin, les Églises orthodoxes partagent la même vision de l’homme et de la bioéthique que l’Eglise catholique (refus de l’avortement, du mariage homosexuel, etc). Pour l’instant, un acte décisif comme la visite du pape en Russie ou la proclamation de la fin du schisme de 1054, ce qui est théologiquement possible, n’est pas pour demain. Les orthodoxes cultivent le souvenir historique jusqu’à l’extrême et remâchent encore le sac de Constantinople par les croisés et le soutien de l’Eglise catholique aux Croates dans leur lutte contre les Serbes orthodoxes. Même entre eux, les disputes de clochers (c’est le cas de leur dire) entre Russes de la diaspora, ralliés au patriarcat byzantin dans leur exil, et le patriarcat de Moscou, qui a collaboré avec les communistes en son temps, sont très vives. Toutefois, Benoît XVI semble décider à jouer la carte du rapprochement. Ainsi, le Vatican a refusé de reconnaître la déclaration unilatérale d’indépendance du Kosovo, et le pape a répondu favorablement au nouveau patriarche serbe Irénée pour célébrer ensemble en 2013 à Nis (Serbie) l’anniversaire de l'édit de Milan, signé par Constantin pour garantir la liberté de culte aux chrétiens de l’Empire romain. Il ne faut pas oublier non plus que la fameux Motu Proprio, qui réaffirmait la liturgie traditionaliste de l’Eglise catholique, s’adressait plus aux orthodoxes, qui célèbrent une liturgie bien plus ancienne que la messe en latin, qu’aux quelque 100 000 intégristes.

Bref, la crise de l'Eglise catholique, qui semble être d'abord une crise des vocations, pourrait être le déclencheur d'une unité des traditions religieuses. Il se pourrait de même dans un avenir proche que le Vatican réfléchisse sérieusement aux pratiques orthodoxes, comme l'ordination des hommes mariés, la permission d'un remariage religieux pour les divorcés, la fluidité entre le monde régulier et le monde séculier, l'implication des institutions religieuses dans le politique. Une des réponses de la crise papale se trouve sans doute à l'Est.

dimanche 18 avril 2010

Tous les chemins mènent à Zurich


Tremblez, suppôts du pape ! Pour ce week-end, le grand théologien Hans K. est de retour dans Le Monde, où cet apôtre humaniste nous enseigne la vraie foi et nous exhorte à la prise de conscience salutaire contre les errements de Rome ! Dans un article gigantesque, en page 15, l'ancien professeur de l'université de Tübingen reconverti dans le marketing religieux avec sa fondation Pour une éthique planétaire, se livre à une critique au vitriol contre le pape, coupable selon lui, d'avoir torpillé l'héritage du Concile Vatican II et fait revenir l'Église aux sombres périodes obscurantistes post-conciliaires. Notre vieillard méticuleux énumère les fautes du souverain pontife et tire ses conclusions: il faut convoquer un nouveau Concile. Ciel !

Cette tribune séduira certainement une multitude de personnes, comme les nostalgiques de "l'esprit du Concile", rescapés des seventies, qui regrettent les temps bénis où l'aumônier du séminaire arrivait à la messe en chemise hawaïenne et où des moines célébraient l'Eucharistie avec des biscuits et de la bière, et qui rêvent de femmes pour les prêtres (de prêtres femmes, aussi) et de liturgie "démocratique", avec l'autel au centre, des danses autour et des homélies critiquées par les fidèles, mais aussi les catholiques de bonne volonté et mal informés, qui ne comprennent pas certaines positions de l'Église. Quant aux athées et agnostiques urbains, ils se diront sans doute en lisant ce texte qu'il ne faut pas désespérer de l'Église, qu'il reste une chance de la convertir à l'esprit du siècle... En réalité, ce que beaucoup prendront pour de la modernité n'est rien qu'une accusation sans fondement, mâtinée de vengeance. Hans K. est une ancienne star de la théologie déchue et aigrie qui crache sur l'Église, en prenant de réels problèmes pour prétextes. Non seulement ce texte suinte la rancœur personnelle, mais en plus il s'agit d'une mauvaise foi totale:

"Manqué le rapprochement avec les Églises protestantes"
FAUX, Benoît XVI est allemand, il connaît la Réforme mieux que quiconque dans l'Église et est parfaitement au fait des limites du protestantisme. En pleine crise pédophile, il s'est rendu à l'église luthérienne de Rome pour y prêcher: si ce n'est pas un rapprochement, le Marquis veux bien se faire baptiste. En vérité, ce n'est pas le pape qui s'éloigne des protestants, c'est le protestantisme évangélique propre sur lui des Scandinaves, politiquement correct, pro-mariage gay et tuti quanti qui s'éloigne de la foi chrétienne. C'est d'ailleurs pour cela que 500 000 anglicans ont rejoint le catholicisme après les dérives de leur Église: comme rapprochement, comme œcuménisme (dans le sens "unité des Églises"), on a rarement vu mieux.

"Manqué le dialogue ouvert avec les musulmans : symptomatique a été le discours de Ratisbonne, dans lequel, mal conseillé, le pape a caricaturé l'islam en religion violente et inhumaine"
FAUX, le pape a délivré à Ratisbonne une profonde réflexion sur le rapport de la raison avec la foi: cela valait aussi bien pour l'islam que pour le christianisme. Hélas ses propos ont été tronqué... Mais au fait, que s'est-il passé par la suite ? Des milliers de musulmans du monde entier n'ont-ils pas riposté par la raison et la didactique en brûlant des églises et en égorgeant des chrétiens et des religieuses ? Heureusement, plusieurs autorités musulmanes ont perçu la justesse du propos du pape, qui les amenait à s'interroger sur leur propre religion. En témoigne la lettre de soutien à Benoît XVI signée par 138 sages islamiques.

"il a réintégré dans l'Église des prélats schismatiques notoirement antisémites"
FAUX, Mgr Richard Williamson (puisque c'est lui) n'a pas été réintégré. Il ne peut pas enseigner dans l'Église, il ne peut pas ordonner des prêtres, il ne peut pas donner les sacrements. Le mélange politico-religieux sectaire qui le caractérise, lui et sa Fraternité, n'ont rien à voir avec le Magistère. Il est toujours suspens a divinis: c'est son excommunication qui a été levé, ce qui est très différent.

Hans K. se trompe de combat. Lui qui se bat pour l'éthique, la tolérance et la justice dans l'Église devrait être reconnaissant des formidables efforts menés par Benoît XVI en ces domaines. Le pape est une voix forte contre les inégalités, la pauvreté,les violations des droits de l'homme, le capitalisme débridé, les haines ethniques, culturelles et religieuses... Notre monde, au lieu de lui en savoir gré, le vomit en ne retenant qu'une partie de son discours (la morale sexuelle) ou en suivant bêtement des médias affamés de scandales. Il s'agit d'un malentendu qui dure depuis trop longtemps.
Or, Hans K. est un récidiviste. Dès le début de la vague de scandales sur les abus sexuels dans l'Église, il a doctement proposé (toujours dans Le Monde) de rétablir le mariage des prêtres pour combattre la pédophilie. Un fourvoiement grossier ! Pour lui, le prêtre est donc une bête à sperme qu'il faut traire? Sait-il que la majorité des pédophiles sont des hommes mariés et parfois des pères de famille ?

Ce que Hans K. propose n'est rien de moins que l'adaptation de l'Église à l'ère du temps, devenir socialement conforme et au point sur toutes les normes proposées (ou imposées) par le monde. Comme nous l'avons vu plus haut, cela a déjà été essayé par des clercs et des laïcs zélés qui n'avaient rien compris, mais cela ne leur a pas vraiment réussi
, car une Église aseptisée n'intéresse personne. Le Marquis se souvient de villages perdus au milieu de la campagne française, où la messe du dimanche n'est plus fréquentée que par quelques dames âgées ou des scouts en vadrouille, tandis que les hommes sont au PMU en face, dégoûtés de leur curé vieillissant, qui vit avec une femme et fait monter des enfants sur l'autel: "c'est pas la vraie religion" disent-ils. C'est le syndrome anglican: plus l'Église se fait moderne, plus elle perd des fidèles. En face, la Fraternité Sacerdotale Saint-Pie X du respecté mais orgueilleux Mgr Marcel Lefebvre, en puisant dans les vieux tiroirs franco-français de l'Action du même nom, avait le beau rôle en criant à la décadence engendrée par le Concile Vatican II et en montant les fils de bonne famille et les jeunes filles en jupes écossaises et serre-tête contre "l'hérétique" Jean-Paul II (ils ont depuis mis un peu d'eau dans leur vin, le pape leur pardonnera leurs erreurs, mais il faudra qu'ils jettent aux orties leur amalgame idéologique, qui est aussi infâme que la soupe marxiste des prêtres des sixties). Pourtant, rappelle Patrice de Plunkett:
"Rien de ce qui fut fait au nom de « l'esprit du concile », dans les années 1970-1980, ne correspondait aux directives réelles du concile. Le slogan « esprit-du-concile » fut précisément forgé – par des gens comme Küng – pour se substituer aux textes du concile. Ce fut un brigandage... Nous en sortons lentement, pour découvrir le véritable Vatican II grâce à des gens comme Benoît XVI."
Hans K. est obsolète. Quant à convoquer un nouveau Concile, notre homme devrait savoir qu'on ne réunit pas les évêques de l'Église Universelle comme on réunit les actionnaires majoritaires de Microsoft ou les enseignants d'un Kindergarten. Quand on est Küng, on est Küng.

Dérèglements en série

Comment ne pas en parler ? Depuis des mois, l'Église catholique et l'institution papale se trouvent pris au centre d'une tornade médiatique et politique, sur fond de scandales pédophiles. En tant que fils fidèle du catholicisme romain, le Marquis en est profondément peiné et il reviendra autant qu'il faudra sur ces sombres évènements. Qu'il lui soit permis dans cet article de ne traiter qu'un seul aspect de la tempête actuelle ; la récente sortie du cardinal Tarcisio Bertone, secrétaire d'État du Vatican.

Lundi 12 avril, en visite au Chili, le prélat déclarait à la presse qu'il rejetait tout lien entre le célibat et la pédophilie: "De nombreux psychiatres et psychologues ont démontré qu'il n'existe pas de relation entre le célibat et la pédophilie, mais beaucoup d'autres - et on me l'a dit récemment - ont démontré qu'il existait un lien entre l'homosexualité et la pédophilie. La vérité est celle-ci et le problème, c'est cela". Lancés en pleine tourmente médiatique, alors que le sommet de la hiérarchie catholique est accusé pêle-mêle de complicité, d'indifférence et d'injustice envers les victimes de prêtres pédophiles, ces propos génèrent un tollé de protestations, qui ravivent le feu contre l'Église. En tant que secrétaire d'État du Vatican, Mgr Bertone est le personnage de la Curie le plus important après le pape ; aux yeux des opinions publiées, c'est le numéro deux du monde catholique qui a mis pédophiles et homosexuels dans le même sac. Surfant sur une stupeur légitime, les organisations activistes gays ont sonné la charge contre le cardinal, et à travers lui, contre le pape. Ce dernier, avec une rapidité insoupçonnée, a très tôt d'établir une mise au point le 14 avril: sur son ordre, le directeur de la salle de presse du Saint-Siège, le Père Fréderico Lomabardi publiait un court communiqué dans lequel il désavouait brièvement mais fermement Mgr Bertone. "Les autorités ecclésiastiques estiment qu'il n'est pas de leur compétence de faire des affirmations générales de caractère spécifiquement psychologique ou médicale, affirme le communiqué. Pour ces sujets, elles renvoient naturellement aux études des spécialistes et aux recherches en cours". Pur produit de la Curie, le cardinal Bertone est un homme réfléchi, posé et fin théologien, des qualités qui lui ont valu sa place. En revanche, il est un piètre communicant et semble totalement imperméable aux effets que produit l'information instantanée dans le monde global. Pour lui, les médias passent au second plan ; ainsi, l'année dernière, au moment de la signature du décret levant l'excommunication des quatre évêques intégristes (excommunication, pas réintégration, faut-il préciser: ainsi, les patriarches orthodoxes ont vu leur excommunication être levées par Rome dans les années soixante, pourtant, ils sont encore en-dehors de l'Église), Mgr Bertone n'a pas jugé bon de prévenir le pape que l'un d'entre-eux, Mgr Richard Williamson, avait tenu des propos négationnistes devant des journalistes suédois. On connaît les conséquences, désastreuses pour l'image de la papauté, le pape assumant entièrement une erreur de jugement qu'il n'avait pas commise. Cette énième affaire confirme l'urgence de la refondation de la communication du Vatican. Pendant ce temps, l'Église est accusée sur tous les toits d'homophobie. La parole de Bertone, en tant que prélat, était choquante et blessante. Néanmoins, il faut préciser qu'il ne parlait pas de l'homosexualité en général, mais qu'il la comparait avec la pédophilie à l'intérieur de l'Église. Il évoquait des prêtres, non les personnes homosexuelles dans leur ensemble. Et qu'en est-il des "nombreux psychiatres et psychologues" sur lesquelles le cardinal s'appuie ? Il s'agit du rapport de 2004 du John Jay College de New York, qui conclut que 81% des accusations d'abus sur mineurs de la part de prêtres aux États-Unis concernent des garçons. Ce sont des hommes qui violentent d'autres hommes. En Irlande, les viols de prêtres sur des garçons représentent le double des abus sur des filles. Mais cela n'a pas été précisé par les médias, qui ont plongé immédiatement dans les eaux du spectacle croustillant et du scandale sans vérifier leurs sources. La position du catholicisme sur l'homosexualité est, quant à elle, connue de tous et figure dans le catéchisme de l'Église, points 2357 à 2359: "Un nombre non négligeable d'hommes et de femmes présente des tendances homosexuelles foncières. Cette propension, objectivement désordonnée, constitue pour la plupart d'entre eux une épreuve. Ils doivent être accueillis avec respect, compassion et délicatesse. On évitera à leur égard toute marque de discrimination injuste. Ces personnes sont appelées à réaliser la volonté de Dieu dans leur vie, et si elles sont chrétiennes, à unir au sacrifice de la croix du Seigneur les difficultés qu'elles peuvent rencontrer du fait de leur condition." (point 2358). L'Église catholique n'acceptera jamais les pratiques homosexuelles, mais elle se refuse à l'exclusion des personnes et leur confère une dignité à part entière. Elle souligne le fait que réduire des êtres à leur sexualité est une amputation de leur personnalité. En outre, elle réaffirme l'amour de Dieu envers les pêcheurs, quels qu'ils soient. La parole de l'Église est parfois dure à entendre, pourtant elle ne condamne personne. Le péché concerne tout homme, et chacun doit avancer vers le Ciel avec sa croix personnelle, que ce soit l'homosexualité, l'orgueil, la méchanceté ou l'avarice chronique.

Au fur et à mesure que la polémique grandissait (en Italie, c'est Alexandra Mussolini , petite-fille du Duce, celui qui ne voulait "que des vrais hommes", qui a pris la défense des homosexuels !), le ministère des Affaires étrangères français donnait sa position mercredi, dénonçant un "amalgame inacceptable" du cardinal Bertone. "La France rappelle son engagement résolu dans la lutte contre les discriminations et les préjugés liés à l’orientation sexuelle et l’identité de genre" poursuivait le porte-parole du Quai d'Orsay. Avec la Belgique, qui a fait voter en mars dernier au Parlement une protestation officielle contre les propos du pape sur le préservatif, la France détient la palme de la bêtise diplomatique. On aurait en effet aimé que le Quai d'Orsay élève la voix en faveur des nombreux homosexuels condamnés à mort en Ouganda ou en Arabie saoudite, plutôt que sur les propos d'un dirigeant du micro-État du Vatican. Cette balourdise est en tout cas un dérèglement dans les siècles de la diplomatie française: tout ambassadeur de France sait que son pays ne mérite pas son titre de fille aînée pour rien. Le pape Pie IX a été rétablit sur le trône de Pierre en 1850 par les troupes françaises dépêchées par le premier président de la République, un certain Louis-Napoléon Bonaparte, et le poste de représentant de la France auprès du Saint-Siège est le bijou des Affaires étrangères. Candidat à ce poste en 2008, un diplomate français a été refusé par le Vatican, car ce catholique fervent était... militant gay radical ! On murmure que c'est ce personnage qui a poussé son ministre de tutelle a intervenir contre le cardinal Bertone. Par vengeance. A moins que la balourdise du Quai d'Orsay soit simplement dictée par le politiquement correct. Même rallié à la droite, Bernard Kouchner est toujours le héros du monde bobo. En mai 2009, la France était ainsi avec les Pays-Bas le principal pays organisateur du Congrès mondial sur l'orientation sexuelle et l'identité de genre, qui se tenait en Norvège. Paris y annonçait la création d'un fond international pour les organisations LGBT, dans la lignée du conformisme libéral nordique. Au même moment, la Norvège légalisait le mariage homosexuel, malgré la protestation de l'évêque luthérien d'Oslo, Mgr Ole Chrsitian Kvarme, qui s'est déplacé en personne pour empêcher une cérémonie gay dans une église de son diocèse. L'évêque a été rappelé à l'ordre par la majorité des Églises luthériennes de Scandinavie, acquises au politiquement correct suédois, pour qui l'opposition au mariage gay est un dérèglement manifeste.

Le Marquis voudrait poursuivre sur ce fameux amalgame sur l'homosexualité et la pédophilie. Il voudrait continuer sur ces étranges coalitions des années 1970 entre mouvements gays et cercles pédophiles, comme l'alliance du Front homosexuel d’action révolutionnaire avec le Comité d’action pédérastique révolutionnaire conclue dans les toilettes de la Sorbonne, ou les pétitions pour la libération de pédophiles signées par l'intelligentsia de gauche, Michel Foucault, André Glucksmann et Jean-Paul Sartre en tête. Le jeune Bernard Kouchner avait lui aussi signé: il s'agissait de mettre à bas la "société des hétéro-flics". Mais c'est un autre sujet. Et le temps nous est compté.

vendredi 16 avril 2010

Wait and see


Très bonne "une" de Libération jeudi dernier: à trois semaines des élections législatives au Royaume-Uni, les Anglais sont parés à rouler à droite, en la personne de David Cameron, leader du Parti conservateur. Il y a quelques mois, les sondages le donnaient gagnant, mais la partie de cricket ne semble pas gagnée aujourd'hui. En effet, les mêmes enquêtes ne créditent finalement le parti Tory que d'une courte avance par rapport au Labour, mené par le Premier ministre sortant Gordon Brown (entre 36 et 39 %, alors que le seuil pour remporter une majorité absolue au Parlement est 40 %). Dans l'hypothèse d'une victoire partielle des conservateurs, c'est le parti centriste des Liberals-Democrats et son chef de file Nick Clegg qui se retrouveraient dans la position de faiseurs de rois. De son côté, Brown semble en fin de course. Après treize ans de gouvernement, le Labour est usé et affaibli ; ses traditionnels soutiens de la classe moyenne - la Middle England, celle des pubs, des bières, du foot et des petits jardins - ont progressivement abandonné les travaillistes au profit des conservateurs, un mouvement de fond qui remonte à Margaret Thatcher, mais qui avait été stoppé net par Tony Blair. Pour autant, les tories n'en n'ont guère profité pour élargir leur base électorale. Depuis 1997, ils étaient en quête d'une nouvelle dynamique, et David Cameron semblait être en mesure de revivifier le parti. Jeune, brillant et convaincant, cet ancien collaborateur de Thatcher sorti tout droit d'Oxford avait un passé de parlementaire irréprochable et une belle prestance, mais sitôt élu à la tête des conservateurs, il se fixa pour objectif de battre les travaillistes sur leur propre terrain, celui de la modernité sociale. Dès lors, ce fut une surenchère dans le branché pour s'attirer les bonnes grâces des médias et du monde de la culture. Le "New Tory" est devenu favorable au mariage homosexuel, multiculturel (ouvert aux propositions des islamistes du pôle musulman du parti, qui côtoie les pôles juif, chrétien, hindou et sikh) et écologique. La classe politique britannique, élitiste par nature, est aujourd'hui très consensuelle et outrageusement politiquement correcte, soudée autour de positions communes. En outre, elle est gravement discréditée par les récentes affaires de scandales qui ont éclaboussés de nombreux députés, toutes tendances confondues. Le chroniqueur Gérald Warner au quotidien conservateur The Daily Telegraph fustige cette situation: "Que voit-on sur la chaîne parlementaire ? Deux chefs de gangs rivaux qui se disputent autour de la même corruption. (...) Les journalistes déjeunent et dînent avec les ministres et les parlementaires ; ils sont en bons termes avec eux et ils leur livrent, comme des caméléons, leurs intérêts, leurs vues et leurs priorités, qui n'ont rien à voir avec le reste de la nation." David Cameron a brisé ce qui restait des thèmes originaux du parti Tory pour rendre flou la frontière entre la droite et la gauche, mais il n'est en cela que le produit de son temps.

Le politologue Tony Travers résume très bien le paysage politique anglais d'aujourd'hui: «la différence idéologique entre les deux grands partis est infime». Les conservateurs sont parvenus à convertir les travaillistes au dogme ultralibéral de l'économie de marché, tandis que ces derniers ont poussé leurs adversaires à s'aligner sur leurs positions sociétales, notamment sur la question de l'antiracisme et de l'homosexualité. Devenus l'un et l'autre business friendly et gay friendly, les deux grands partis de l'échiquier ne se distinguent guère plus que sur des sujets comme les services publics et les coupes budgétaires. Même sur l'Union européenne, leur vision est peu ou prou identique, à savoir une résistance acharnée à la construction politique d'une Europe fédérale, le maintien de la circulation des biens et des capitaux et le soutien à une entrée de la Turquie dans l'Union. Ce dernier point est d'ailleurs à la fois subtil et classique. Subtil car il permet au Royaume-Uni d'occuper une place de choix dans les instances libérales et pro-Istanbul bruxelloises et de contrecarrer les velléités de refondations originales, comme celles de la France, classique parce qu'il ne fait que suivre la traditionnelle politique d'équilibre du Foreign Office: pas de puissance dominante sur le continent (or, avec l'entrée de la Turquie dans l'Europe, cette dernière ne sera qu'un bric-à-broc sans racines et sans projet commun). Ce recentrage idéologique des partis n'est pas sans susciter des frustrations en leur sein et fait la part belle aux forces marginales de protestation. Ainsi, de nombreux dignitaires conservateurs ont abandonné le parti Tory, jugé trop mou sur les questions européennes, pour rejoindre le United Kingdom Independance Party, le célèbre mouvement anti-européen, qui prône un référendum en Grande-Bretagne pour quitter l'Union. De l'autre côté, les arguments du British National Party, le petit parti d'extrême-droite, commencent à gagner les électeurs populaires du Labour: ses meilleurs scores jamais réalisés, lors des européennes de 2009, ont permis l'élection de deux députés BNP dans des circonscriptions ouvrières, où la présence d'immigrés est forte. Si les perspectives des partis populistes contestataires restent faibles, car le mode de scrutin britannique uninominal à un tour a été crée pour favoriser le vote utile, consacrer le bipartisme et marginaliser les alternatifs (en 2005, le UKIP et le BNP avaient réunis respectivement 2,5 et 0,7 % des voix) la situation nationale a beaucoup évolué depuis 2005: l'augmentation constante de la criminalité, un chômage structurel et la radicalisation des minorités musulmanes, qui remet en question le modèle multiculturel anglais, ont remis les questions d'identité au cœur du débat. Par ailleurs, les aventures du Traité de Lisbonne ont choqué les Britanniques, naturellement eurosceptiques. Candidat dans l'Est londonien face à la travailliste Margaret Hodge, le chef du BNP et député européenn Nick Griffin pourrait même obtenir un score très honorable le 6 mai prochain.

Les Britanniques font face à la crise économique mondiale avec assurance et courage, mais non sans inquiétudes pour l'avenir. Les mesures d'austérités promises par l'équipe conservatrice peinent à convaincre dans un pays ouvert au marché et structurellement libéral. C'est là la dernière chance du Premier ministre sortant: économiste expérimenté et solide homme d'État, Gordon Brown a psychologiquement marqué des points face à l'amateurisme de ses adversaires. Cet écossais pur souche, peu charismatique mais fin politique, a plus d'un tour dans son sac, et Cameron le sait. Récemment, la campagne s'est orienté sur la personnalité des leaders, Brown traitant Cameron d'héritier de Thactcher, futur assassin des services publics, celui-ci accusant son adversaire de mener le pays à la banqueroute en faisant gonfler la dette. Le public a trouvé un nouvel intérêt dans ce duel qui a des accents victoriens: les deux ennemis ressemblent ainsi furieusement à William Gladstone et Benjamin Disraeli, chefs respectifs des partis libéraux et conservateurs sous la Reine Victoria. Brown-Gladstone, l'écossais austère presbytérien libéral contre Cameron-Disraeli, le conservateur anglican bon teint. La différence est que Disraeli, lui, avait des idées.

samedi 10 avril 2010

L'Afrique du Sud démythifiée


En novembre 2009, sortait au cinéma le film de Clint Eastwood Invictus, qui relate la spectaculaire victoire de l'équipe d'Afrique du Sud lors de la Coupe du monde de rugby en 1995, sur fond d'une difficile transition politique et raciale. En effet, cet évènement sportif coïncidait avec la fin de l'Apartheid, que le nouveau président et symbole de la lutte des Noirs Nelson Mandela devait gérer, en prenant soin de conserver l'unité d'un pays longtemps dominé par une minorité blanche. Les acteurs sont parfaits, Morgan Freeman incarne magistralement Mandela, et le réalisateur pointe avec justesse les nuances d'une période cruciale, avec comme message martelé, la réconciliation et la rédemption. Le film rencontre un beau succès, et arrive à point pour redorer le blason de l'Afrique du Sud, qui accueille une nouvelle Coupe du monde, de football, cette fois-ci, en juin 2010. Six mois plus tard, un incident vient troubler les préparatifs: l'assassinat le 3 avril d'un fermier blanc de 69 ans à coups de machette par deux de ses employés plonge le pays dans une période de troubles. L'homme en question n'était pas n'importe qui. Il s'agit d'Eugène Terre'Blanche, un ancien policier fondateur en 1973 de l'Afrikaner Weerstandsbeweging (AWB), un mouvement d'extrême-droite blanc qui souhaitait le maintien à tout prix de la politique d'Apartheid. Marginalisé, contraint à la surenchère et aux actions violentes, l'AWB avait fini par se rapprocher du nazisme : notre personnage paradait alors devant des drapeaux rappelant furieusement le IIIe Reich. Il était tombé relativement dans l'oubli après sa sortie de prison en 2004 pour avoir battu un vigile noir, mais il a bénéficié en une semaine d'une grande notoriété posthume. En effet, sa mort intervient un mois après la polémique suscitée par le président des jeunes de l'African national congress, le parti crée par Nelson Mandela et au pouvoir depuis la fin de l'Apartheid: le 5 mars, devant des étudiants noirs de l'université de Johannesburg chauffés à blanc, il avait entonné un chant de guérilla vieux des années de terrorisme de l’ANC intitulé "Shoot the Boer" (tuez le Boer). Il avait ensuite jusitifé cette provocation en dénonçant la mainmise des Blancs sur le pays.

Qu'est-ce qu'un Boer ? Le terme signifie "paysan" en Afrikaner, la langue employée par les habitants de la colonie hollandaise du Cap au début du XVIIIe siècle. A l'époque, des centaines de familles des Provinces-Unies allèrent s'établir à l'autre bout du monde, à la pointe Sud du continent africain, parmi lesquelles de nombreux huguenots français, chassés par la Révocation de l'Édit de Nantes par Louis XIV. Ainsi, l'ancêtre de Terre'Blanche était un pieux protestant de la région de Toulon nommé Étienne, qui avait fui la France en 1704. Les Joubert, de Villiers, Jean (Johann), Pinard (Pienaar) et autres Leclerc (De Klerk) furent si bien installés que les Hollandais surnommèrent la région du Cap le Frankschloek - le « coin des Français ». Les nouveaux venus se mélangèrent vite avec les autres calvinistes du cru et commencèrent à se sentir davantage Africains que Hollandais. En 1707, condamné au fouet par le bourgmestre, Henrik Bibault cria à pleins poumons : "Ek been ein Afrikaaner !" Un nouveau peuple était né, forgé par le mysticisme biblique protestant et l'esprit pionnier. En 1835, les Afrikaners s'installent au cœur de l'actuelle Afrique du Sud pendant le Grand Trek, qu'ils comparent avec l'Exode des Hébreux, et deviennent des paysans - Boers. Vaincus au début du XXe siècle par le colonel britannique Baden-Powell, futur inventeur du scoutisme, ces agriculteurs n'empruntèrent aux Anglais que le rugby et le thé pour défendre bec et ongle leur identité. En 1924, une société secrète, la Broederbond (Ligue fraternelle) est fondée à Johannesburg pour envisager l'organisation de l'État afrikaner lorsqu'il sera libéré de la tutelle anglaise. Le programme développé, qui se base sur la mission divine confiée au peuple boer, suggère une stricte séparation entre les communautés afrikaner et noire: les germes de l'Apartheid sont là. Leur modèle est alors le pasteur néerlandais Abraham Kuyper, qui a théorisé en Hollande la division de la société en "piliers", pour séparer les bons protestants des catholiques et des socialistes. Lors de l'indépendance de l'Afrique du Sud, ils instaurent l'Apartheid bien connu, pour assurer leur suprématie sur la masse des Noirs. Depuis la fin de cette politique raciste en 1994, les Afrikaners, qui constituent 60 % des 5 millions de Blancs de l’Afrique du Sud, sont désorientés dans la nouvelle société. La politique et l'administration sont aujourd'hui dominées par les Noirs du parti de l'ANC, tandis que l'économie et les terres arables restent sous le contrôle des Blancs, anglophones pour le premier domaine, et "Boers" pour l'autre: 80 % des terres sont entre les mains de 50 000 fermiers afrikaners. Une frange radicale de l'ANC a fait de cette situation son fond de commerce ; la majorité de la population noire est toujours plongée dans une pauvreté extrême et il est facile de désigner la minorité blanche comme bouc-émissaire.

La mort d'Eugène Terre'Blanche est-elle alors un acte politique ? Un racisme anti-blanc ? C'est un fait, les tensions raciales se sont exacerbées ces dernières années, et un profond sentiment de haine vis-à-vis des Blancs s'est propagé en Afrique du Sud. En avril 2009, déjà, lors des élections législatives qui ont porté Jacob Zuma au pouvoir, les journaux français avaient timidement brisé le mythe de la "nation arc-en-ciel" : on apprenait que 1 million de Blancs avaient quitté l’Afrique du Sud depuis 1994, victimes d’une persécution rampante et de la situation politique et sociale. Le président Zuma suscitait alors l'inquiétude en fustigeant les Blancs. Entre les factions noires également, les luttes intestines entre Zoulous et Xhosas se poursuivent. Pourtant, ce dernier décès ne peut pas s'expliquer ainsi, n'en déplaise à l'extrême-droite française: il relève surtout de la criminalité, dans un pays qui compte plus de 219 000 attaques, 200 000 cambriolages, 19 000 meurtres, 52 000 viols et 20 000 tentatives de meurtres en 2007, pour 48 millions d'habitants. Une centaine de fermiers blancs isolés sont ainsi massacrés chaque année, plus par appât du gain que par vengeance raciale: les riches propriétaires noirs sont aussi visés. Cette anarchie s'explique en partie par la désorganisation de la police (depuis la fin de l’Apartheid, de nombreux officiers et policiers blancs ont démissionné ; on constate le même phénomène dans l’armée), la corruption grandissante et la montée des inégalités. La police actuelle, composée de Noirs, est impuissante et a tendance à fermer les yeux lorsqu'il s'agit de Blancs assassinés: plus de 1 100 depuis 1994. Sur son blog, l'africaniste Bernard Lugan développe:

"Ces 1148 meurtres commis dans un pays officiellement en paix traduisent les profondes tensions raciales caractérisant l’Afrique du Sud et que ne parvient plus à gommer l’image d’Epinal de la « Nation arc-en ciel ». (...) La violence ne touche cependant pas que les Blancs. Depuis 1994, la « Nouvelle Afrique du Sud » est ainsi livrée à la loi de la jungle et plus de cinquante meurtres y sont commis quotidiennement".

La disparition de Terre'Blanche, dont les obsèques étaient organisées vendredi au milieu d'une foule de policiers pour éviter une émeute, met certes en lumière les contradictions d'une société soi-disant réconciliée, mais ne semble pas pour autant être l'élément déclencheur d'un effondrement du pays. Dans les années 1994-95, les assassinats politiques de chefs communistes noirs et de leaders blancs d'extrême-droite avaient placé l'Afrique du Sud au bord du chaos, et il avait fallu toute l'habilité politique d'un Mandela pour préserver l'unité de l'État. Aujourd'hui, Blancs et Noirs rêvent ensemble d'high tech, dans un cadre législatif très libéral (le mariage gay est ainsi autorisé en Afrique du Sud, à l'initiative des Blancs anglophones libéraux et de l'ANC) née en réaction au système rigide d'autrefois. Cependant, les déséquilibres sont importants. Le paysage politique semble verrouillé par la machine électorale de l'ANC, qui n'est plus qu'un syndicat d'intérêts, et qui a tendance à ruminer des rêves de vengeance et une paranoïa envers les Blancs. Le président de la Ligue des jeunes du parti Julius Malema et le président Jacob Zuma en font partie. Par ailleurs, un nombre croissant d'Afrikaners sont touchés par le chômage (en partie à cause des lois de discrimination positive, qui privilégient les Noirs). Les Blancs qui souhaitent encore défendre leurs intérêts en politique votent très majoritairement pour l'Alliance démocratique, le parti d'Helen Zille, Blanche anglophone et brillante maire du Cap, opposante historique au régime d'Apartheid, qui se retrouve aujourd'hui dans la position paradoxale de championne des Afrikaners face à l'ANC ! Ces derniers se sentent de plus en plus menacés dans leur identité et leur liberté et refusent pour l'instant d'entendre de parler de réforme agraire.

Les Blancs ont tous les yeux rivés sur le Zimbabwe voisin, symbole selon certains d'entre eux de l’extermination qui les menace. La situation de ce pays est cependant très différente. La Rhodésie est une colonie britannique où s’installent au début du XXe siècle un nombre important d’anglais et d’écossais presbytériens, qui deviennent des propriétaires fonciers, la plupart de condition modeste. Mais, au milieu des années 1960, lorsque les colonies africaines de la Couronne déclarent leur indépendance, la minorité blanche de Rhodésie craint d’être prise pour cible par la population noire, comme les colons Belges au même moment, chassés par milliers du Congo. Leader des Blancs rhodésiens, Ian Smith, un gentleman farmer distingué, ex-pilote de la Royal Air Force et pur produit des clubs british et des parties de crickets, décide alors de prendre Londres de court et proclame l’indépendance de la Rhodésie en 1965. Paradoxe : Smith se déclare porte-parole de la minorité blanche, mais les 622 chefs de tribus noirs du pays le soutiennent dans son projet d’indépendance ! Le partage du pouvoir dans la nouvelle République s’opère ainsi: les Blancs (7 % de la population) contrôlent l’administration et 49 % du territoire, les Noirs se partageant le reste. Ces derniers ont un droit de vote très restreint (seuls 8 000 électeurs sur 5 millions d'individus peuvent élire 16 députés noirs contre 50 députés blancs). Malgré cette ségrégation, le régime de Ian Smith n’a jamais copié l’Aparthied de son voisin sud-africain ; son objectif est alors d’établir un équilibre entre la minorité blanche et les tribus, destiné à mener progressivement à l'émancipation de tous les Noirs, et pour lutter contre la guérilla communiste menée par le jeune Robert Mugabe. Ce dernier, appuyé par l’ANC, copie ses méthodes terroristes pour pousser le régime à la radicalité et soulever la masse noire contre les Blancs. Au même moment, l’Afrique du Sud refuse d’aider la Rhodésie, pour ne pas se mettre à dos le reste des États africains. Lâché par les Britanniques, Smith doit alors négocier avec les opposants communistes et modérés, réunis respectivement dans les partis ZANU-PF et ZAPU. En 1980, les premières élections donnent le pouvoir au parti de Mugabe, qui devient Premier ministre, puis président, et rebaptise le pays Zimbabwe, pour rompre avec le vocabulaire colonial. Applaudi par la presse (il passe à l’époque pour un « combattant de la liberté », comme Mandela) et bien vu par les Américains et la Grande-Bretagne, Robert Mugabe donne des gages à la minorité blanche, et se débarrasse au passage de ses rivaux modérés du ZAPU : plus de 15 000 personnes sont massacrées par la garde personnelle du président, composée de Nord-coréens. Après deux décennies de relative stabilité, le régime lance une grande réforme agraire en 2000, destinée à redistribuer les terres, dont le partage était resté inchangé. Dans un climat de terreur, des milices noires chassent les Blancs de leurs propriétés et en prennent possession. Des dizaines de fermiers sont tués, des milliers quittent précipitamment le pays. L’Afrique du Sud démocratique soutient alors Mugabe, en souvenir de la lutte commune du temps de l’ANC, mais l’économie du pays, encore tenue par les Blancs, s’effondre. Mis au ban de la communauté internationale, le Zimbabwe est aujourd’hui contrôlé par une oligarchie corrompue et aux abois de militaires, anciens guérilléros pour la plupart, qui n’a plus rien à perdre, et qui s’acharne à chasser les derniers Blancs du pays. En 1980, il y avait 500 000 Blancs, en 2000, il en restait encore 200 000. Il n’en reste plus que 500. Les Zimbabwéens payent leur nourriture avec des billets de 10 millions de dollars, mais le vieux Robert Mugabe répète son refrain de guerre d’autrefois. « Notre parti doit continuer de faire entrer la peur dans le cœur de l’homme blanc, notre véritable ennemi ».

La peur, c’est bien ce qui pourrait pousser certains Afrikaners à la radicalité. Ces hommes à tignasse blonde durs et têtus qui se disent élus par Dieu et qui prétendent que si Calvin revenait sur Terre, ce serait parmi eux, sont prêts à tout pour défendre leurs traditions et leurs terres. Jusqu’à établir un Volkstaat indépendant, au sein de l’Afrique du Sud ? Les Hollandais ont l’habitude de franchir les Rubicon.