Mon innocence est ma forteresse

Marquis de Montcalm (1712- 1759).

samedi 10 avril 2010

L'Afrique du Sud démythifiée


En novembre 2009, sortait au cinéma le film de Clint Eastwood Invictus, qui relate la spectaculaire victoire de l'équipe d'Afrique du Sud lors de la Coupe du monde de rugby en 1995, sur fond d'une difficile transition politique et raciale. En effet, cet évènement sportif coïncidait avec la fin de l'Apartheid, que le nouveau président et symbole de la lutte des Noirs Nelson Mandela devait gérer, en prenant soin de conserver l'unité d'un pays longtemps dominé par une minorité blanche. Les acteurs sont parfaits, Morgan Freeman incarne magistralement Mandela, et le réalisateur pointe avec justesse les nuances d'une période cruciale, avec comme message martelé, la réconciliation et la rédemption. Le film rencontre un beau succès, et arrive à point pour redorer le blason de l'Afrique du Sud, qui accueille une nouvelle Coupe du monde, de football, cette fois-ci, en juin 2010. Six mois plus tard, un incident vient troubler les préparatifs: l'assassinat le 3 avril d'un fermier blanc de 69 ans à coups de machette par deux de ses employés plonge le pays dans une période de troubles. L'homme en question n'était pas n'importe qui. Il s'agit d'Eugène Terre'Blanche, un ancien policier fondateur en 1973 de l'Afrikaner Weerstandsbeweging (AWB), un mouvement d'extrême-droite blanc qui souhaitait le maintien à tout prix de la politique d'Apartheid. Marginalisé, contraint à la surenchère et aux actions violentes, l'AWB avait fini par se rapprocher du nazisme : notre personnage paradait alors devant des drapeaux rappelant furieusement le IIIe Reich. Il était tombé relativement dans l'oubli après sa sortie de prison en 2004 pour avoir battu un vigile noir, mais il a bénéficié en une semaine d'une grande notoriété posthume. En effet, sa mort intervient un mois après la polémique suscitée par le président des jeunes de l'African national congress, le parti crée par Nelson Mandela et au pouvoir depuis la fin de l'Apartheid: le 5 mars, devant des étudiants noirs de l'université de Johannesburg chauffés à blanc, il avait entonné un chant de guérilla vieux des années de terrorisme de l’ANC intitulé "Shoot the Boer" (tuez le Boer). Il avait ensuite jusitifé cette provocation en dénonçant la mainmise des Blancs sur le pays.

Qu'est-ce qu'un Boer ? Le terme signifie "paysan" en Afrikaner, la langue employée par les habitants de la colonie hollandaise du Cap au début du XVIIIe siècle. A l'époque, des centaines de familles des Provinces-Unies allèrent s'établir à l'autre bout du monde, à la pointe Sud du continent africain, parmi lesquelles de nombreux huguenots français, chassés par la Révocation de l'Édit de Nantes par Louis XIV. Ainsi, l'ancêtre de Terre'Blanche était un pieux protestant de la région de Toulon nommé Étienne, qui avait fui la France en 1704. Les Joubert, de Villiers, Jean (Johann), Pinard (Pienaar) et autres Leclerc (De Klerk) furent si bien installés que les Hollandais surnommèrent la région du Cap le Frankschloek - le « coin des Français ». Les nouveaux venus se mélangèrent vite avec les autres calvinistes du cru et commencèrent à se sentir davantage Africains que Hollandais. En 1707, condamné au fouet par le bourgmestre, Henrik Bibault cria à pleins poumons : "Ek been ein Afrikaaner !" Un nouveau peuple était né, forgé par le mysticisme biblique protestant et l'esprit pionnier. En 1835, les Afrikaners s'installent au cœur de l'actuelle Afrique du Sud pendant le Grand Trek, qu'ils comparent avec l'Exode des Hébreux, et deviennent des paysans - Boers. Vaincus au début du XXe siècle par le colonel britannique Baden-Powell, futur inventeur du scoutisme, ces agriculteurs n'empruntèrent aux Anglais que le rugby et le thé pour défendre bec et ongle leur identité. En 1924, une société secrète, la Broederbond (Ligue fraternelle) est fondée à Johannesburg pour envisager l'organisation de l'État afrikaner lorsqu'il sera libéré de la tutelle anglaise. Le programme développé, qui se base sur la mission divine confiée au peuple boer, suggère une stricte séparation entre les communautés afrikaner et noire: les germes de l'Apartheid sont là. Leur modèle est alors le pasteur néerlandais Abraham Kuyper, qui a théorisé en Hollande la division de la société en "piliers", pour séparer les bons protestants des catholiques et des socialistes. Lors de l'indépendance de l'Afrique du Sud, ils instaurent l'Apartheid bien connu, pour assurer leur suprématie sur la masse des Noirs. Depuis la fin de cette politique raciste en 1994, les Afrikaners, qui constituent 60 % des 5 millions de Blancs de l’Afrique du Sud, sont désorientés dans la nouvelle société. La politique et l'administration sont aujourd'hui dominées par les Noirs du parti de l'ANC, tandis que l'économie et les terres arables restent sous le contrôle des Blancs, anglophones pour le premier domaine, et "Boers" pour l'autre: 80 % des terres sont entre les mains de 50 000 fermiers afrikaners. Une frange radicale de l'ANC a fait de cette situation son fond de commerce ; la majorité de la population noire est toujours plongée dans une pauvreté extrême et il est facile de désigner la minorité blanche comme bouc-émissaire.

La mort d'Eugène Terre'Blanche est-elle alors un acte politique ? Un racisme anti-blanc ? C'est un fait, les tensions raciales se sont exacerbées ces dernières années, et un profond sentiment de haine vis-à-vis des Blancs s'est propagé en Afrique du Sud. En avril 2009, déjà, lors des élections législatives qui ont porté Jacob Zuma au pouvoir, les journaux français avaient timidement brisé le mythe de la "nation arc-en-ciel" : on apprenait que 1 million de Blancs avaient quitté l’Afrique du Sud depuis 1994, victimes d’une persécution rampante et de la situation politique et sociale. Le président Zuma suscitait alors l'inquiétude en fustigeant les Blancs. Entre les factions noires également, les luttes intestines entre Zoulous et Xhosas se poursuivent. Pourtant, ce dernier décès ne peut pas s'expliquer ainsi, n'en déplaise à l'extrême-droite française: il relève surtout de la criminalité, dans un pays qui compte plus de 219 000 attaques, 200 000 cambriolages, 19 000 meurtres, 52 000 viols et 20 000 tentatives de meurtres en 2007, pour 48 millions d'habitants. Une centaine de fermiers blancs isolés sont ainsi massacrés chaque année, plus par appât du gain que par vengeance raciale: les riches propriétaires noirs sont aussi visés. Cette anarchie s'explique en partie par la désorganisation de la police (depuis la fin de l’Apartheid, de nombreux officiers et policiers blancs ont démissionné ; on constate le même phénomène dans l’armée), la corruption grandissante et la montée des inégalités. La police actuelle, composée de Noirs, est impuissante et a tendance à fermer les yeux lorsqu'il s'agit de Blancs assassinés: plus de 1 100 depuis 1994. Sur son blog, l'africaniste Bernard Lugan développe:

"Ces 1148 meurtres commis dans un pays officiellement en paix traduisent les profondes tensions raciales caractérisant l’Afrique du Sud et que ne parvient plus à gommer l’image d’Epinal de la « Nation arc-en ciel ». (...) La violence ne touche cependant pas que les Blancs. Depuis 1994, la « Nouvelle Afrique du Sud » est ainsi livrée à la loi de la jungle et plus de cinquante meurtres y sont commis quotidiennement".

La disparition de Terre'Blanche, dont les obsèques étaient organisées vendredi au milieu d'une foule de policiers pour éviter une émeute, met certes en lumière les contradictions d'une société soi-disant réconciliée, mais ne semble pas pour autant être l'élément déclencheur d'un effondrement du pays. Dans les années 1994-95, les assassinats politiques de chefs communistes noirs et de leaders blancs d'extrême-droite avaient placé l'Afrique du Sud au bord du chaos, et il avait fallu toute l'habilité politique d'un Mandela pour préserver l'unité de l'État. Aujourd'hui, Blancs et Noirs rêvent ensemble d'high tech, dans un cadre législatif très libéral (le mariage gay est ainsi autorisé en Afrique du Sud, à l'initiative des Blancs anglophones libéraux et de l'ANC) née en réaction au système rigide d'autrefois. Cependant, les déséquilibres sont importants. Le paysage politique semble verrouillé par la machine électorale de l'ANC, qui n'est plus qu'un syndicat d'intérêts, et qui a tendance à ruminer des rêves de vengeance et une paranoïa envers les Blancs. Le président de la Ligue des jeunes du parti Julius Malema et le président Jacob Zuma en font partie. Par ailleurs, un nombre croissant d'Afrikaners sont touchés par le chômage (en partie à cause des lois de discrimination positive, qui privilégient les Noirs). Les Blancs qui souhaitent encore défendre leurs intérêts en politique votent très majoritairement pour l'Alliance démocratique, le parti d'Helen Zille, Blanche anglophone et brillante maire du Cap, opposante historique au régime d'Apartheid, qui se retrouve aujourd'hui dans la position paradoxale de championne des Afrikaners face à l'ANC ! Ces derniers se sentent de plus en plus menacés dans leur identité et leur liberté et refusent pour l'instant d'entendre de parler de réforme agraire.

Les Blancs ont tous les yeux rivés sur le Zimbabwe voisin, symbole selon certains d'entre eux de l’extermination qui les menace. La situation de ce pays est cependant très différente. La Rhodésie est une colonie britannique où s’installent au début du XXe siècle un nombre important d’anglais et d’écossais presbytériens, qui deviennent des propriétaires fonciers, la plupart de condition modeste. Mais, au milieu des années 1960, lorsque les colonies africaines de la Couronne déclarent leur indépendance, la minorité blanche de Rhodésie craint d’être prise pour cible par la population noire, comme les colons Belges au même moment, chassés par milliers du Congo. Leader des Blancs rhodésiens, Ian Smith, un gentleman farmer distingué, ex-pilote de la Royal Air Force et pur produit des clubs british et des parties de crickets, décide alors de prendre Londres de court et proclame l’indépendance de la Rhodésie en 1965. Paradoxe : Smith se déclare porte-parole de la minorité blanche, mais les 622 chefs de tribus noirs du pays le soutiennent dans son projet d’indépendance ! Le partage du pouvoir dans la nouvelle République s’opère ainsi: les Blancs (7 % de la population) contrôlent l’administration et 49 % du territoire, les Noirs se partageant le reste. Ces derniers ont un droit de vote très restreint (seuls 8 000 électeurs sur 5 millions d'individus peuvent élire 16 députés noirs contre 50 députés blancs). Malgré cette ségrégation, le régime de Ian Smith n’a jamais copié l’Aparthied de son voisin sud-africain ; son objectif est alors d’établir un équilibre entre la minorité blanche et les tribus, destiné à mener progressivement à l'émancipation de tous les Noirs, et pour lutter contre la guérilla communiste menée par le jeune Robert Mugabe. Ce dernier, appuyé par l’ANC, copie ses méthodes terroristes pour pousser le régime à la radicalité et soulever la masse noire contre les Blancs. Au même moment, l’Afrique du Sud refuse d’aider la Rhodésie, pour ne pas se mettre à dos le reste des États africains. Lâché par les Britanniques, Smith doit alors négocier avec les opposants communistes et modérés, réunis respectivement dans les partis ZANU-PF et ZAPU. En 1980, les premières élections donnent le pouvoir au parti de Mugabe, qui devient Premier ministre, puis président, et rebaptise le pays Zimbabwe, pour rompre avec le vocabulaire colonial. Applaudi par la presse (il passe à l’époque pour un « combattant de la liberté », comme Mandela) et bien vu par les Américains et la Grande-Bretagne, Robert Mugabe donne des gages à la minorité blanche, et se débarrasse au passage de ses rivaux modérés du ZAPU : plus de 15 000 personnes sont massacrées par la garde personnelle du président, composée de Nord-coréens. Après deux décennies de relative stabilité, le régime lance une grande réforme agraire en 2000, destinée à redistribuer les terres, dont le partage était resté inchangé. Dans un climat de terreur, des milices noires chassent les Blancs de leurs propriétés et en prennent possession. Des dizaines de fermiers sont tués, des milliers quittent précipitamment le pays. L’Afrique du Sud démocratique soutient alors Mugabe, en souvenir de la lutte commune du temps de l’ANC, mais l’économie du pays, encore tenue par les Blancs, s’effondre. Mis au ban de la communauté internationale, le Zimbabwe est aujourd’hui contrôlé par une oligarchie corrompue et aux abois de militaires, anciens guérilléros pour la plupart, qui n’a plus rien à perdre, et qui s’acharne à chasser les derniers Blancs du pays. En 1980, il y avait 500 000 Blancs, en 2000, il en restait encore 200 000. Il n’en reste plus que 500. Les Zimbabwéens payent leur nourriture avec des billets de 10 millions de dollars, mais le vieux Robert Mugabe répète son refrain de guerre d’autrefois. « Notre parti doit continuer de faire entrer la peur dans le cœur de l’homme blanc, notre véritable ennemi ».

La peur, c’est bien ce qui pourrait pousser certains Afrikaners à la radicalité. Ces hommes à tignasse blonde durs et têtus qui se disent élus par Dieu et qui prétendent que si Calvin revenait sur Terre, ce serait parmi eux, sont prêts à tout pour défendre leurs traditions et leurs terres. Jusqu’à établir un Volkstaat indépendant, au sein de l’Afrique du Sud ? Les Hollandais ont l’habitude de franchir les Rubicon.

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