Mon innocence est ma forteresse

Marquis de Montcalm (1712- 1759).

vendredi 16 avril 2010

Wait and see


Très bonne "une" de Libération jeudi dernier: à trois semaines des élections législatives au Royaume-Uni, les Anglais sont parés à rouler à droite, en la personne de David Cameron, leader du Parti conservateur. Il y a quelques mois, les sondages le donnaient gagnant, mais la partie de cricket ne semble pas gagnée aujourd'hui. En effet, les mêmes enquêtes ne créditent finalement le parti Tory que d'une courte avance par rapport au Labour, mené par le Premier ministre sortant Gordon Brown (entre 36 et 39 %, alors que le seuil pour remporter une majorité absolue au Parlement est 40 %). Dans l'hypothèse d'une victoire partielle des conservateurs, c'est le parti centriste des Liberals-Democrats et son chef de file Nick Clegg qui se retrouveraient dans la position de faiseurs de rois. De son côté, Brown semble en fin de course. Après treize ans de gouvernement, le Labour est usé et affaibli ; ses traditionnels soutiens de la classe moyenne - la Middle England, celle des pubs, des bières, du foot et des petits jardins - ont progressivement abandonné les travaillistes au profit des conservateurs, un mouvement de fond qui remonte à Margaret Thatcher, mais qui avait été stoppé net par Tony Blair. Pour autant, les tories n'en n'ont guère profité pour élargir leur base électorale. Depuis 1997, ils étaient en quête d'une nouvelle dynamique, et David Cameron semblait être en mesure de revivifier le parti. Jeune, brillant et convaincant, cet ancien collaborateur de Thatcher sorti tout droit d'Oxford avait un passé de parlementaire irréprochable et une belle prestance, mais sitôt élu à la tête des conservateurs, il se fixa pour objectif de battre les travaillistes sur leur propre terrain, celui de la modernité sociale. Dès lors, ce fut une surenchère dans le branché pour s'attirer les bonnes grâces des médias et du monde de la culture. Le "New Tory" est devenu favorable au mariage homosexuel, multiculturel (ouvert aux propositions des islamistes du pôle musulman du parti, qui côtoie les pôles juif, chrétien, hindou et sikh) et écologique. La classe politique britannique, élitiste par nature, est aujourd'hui très consensuelle et outrageusement politiquement correcte, soudée autour de positions communes. En outre, elle est gravement discréditée par les récentes affaires de scandales qui ont éclaboussés de nombreux députés, toutes tendances confondues. Le chroniqueur Gérald Warner au quotidien conservateur The Daily Telegraph fustige cette situation: "Que voit-on sur la chaîne parlementaire ? Deux chefs de gangs rivaux qui se disputent autour de la même corruption. (...) Les journalistes déjeunent et dînent avec les ministres et les parlementaires ; ils sont en bons termes avec eux et ils leur livrent, comme des caméléons, leurs intérêts, leurs vues et leurs priorités, qui n'ont rien à voir avec le reste de la nation." David Cameron a brisé ce qui restait des thèmes originaux du parti Tory pour rendre flou la frontière entre la droite et la gauche, mais il n'est en cela que le produit de son temps.

Le politologue Tony Travers résume très bien le paysage politique anglais d'aujourd'hui: «la différence idéologique entre les deux grands partis est infime». Les conservateurs sont parvenus à convertir les travaillistes au dogme ultralibéral de l'économie de marché, tandis que ces derniers ont poussé leurs adversaires à s'aligner sur leurs positions sociétales, notamment sur la question de l'antiracisme et de l'homosexualité. Devenus l'un et l'autre business friendly et gay friendly, les deux grands partis de l'échiquier ne se distinguent guère plus que sur des sujets comme les services publics et les coupes budgétaires. Même sur l'Union européenne, leur vision est peu ou prou identique, à savoir une résistance acharnée à la construction politique d'une Europe fédérale, le maintien de la circulation des biens et des capitaux et le soutien à une entrée de la Turquie dans l'Union. Ce dernier point est d'ailleurs à la fois subtil et classique. Subtil car il permet au Royaume-Uni d'occuper une place de choix dans les instances libérales et pro-Istanbul bruxelloises et de contrecarrer les velléités de refondations originales, comme celles de la France, classique parce qu'il ne fait que suivre la traditionnelle politique d'équilibre du Foreign Office: pas de puissance dominante sur le continent (or, avec l'entrée de la Turquie dans l'Europe, cette dernière ne sera qu'un bric-à-broc sans racines et sans projet commun). Ce recentrage idéologique des partis n'est pas sans susciter des frustrations en leur sein et fait la part belle aux forces marginales de protestation. Ainsi, de nombreux dignitaires conservateurs ont abandonné le parti Tory, jugé trop mou sur les questions européennes, pour rejoindre le United Kingdom Independance Party, le célèbre mouvement anti-européen, qui prône un référendum en Grande-Bretagne pour quitter l'Union. De l'autre côté, les arguments du British National Party, le petit parti d'extrême-droite, commencent à gagner les électeurs populaires du Labour: ses meilleurs scores jamais réalisés, lors des européennes de 2009, ont permis l'élection de deux députés BNP dans des circonscriptions ouvrières, où la présence d'immigrés est forte. Si les perspectives des partis populistes contestataires restent faibles, car le mode de scrutin britannique uninominal à un tour a été crée pour favoriser le vote utile, consacrer le bipartisme et marginaliser les alternatifs (en 2005, le UKIP et le BNP avaient réunis respectivement 2,5 et 0,7 % des voix) la situation nationale a beaucoup évolué depuis 2005: l'augmentation constante de la criminalité, un chômage structurel et la radicalisation des minorités musulmanes, qui remet en question le modèle multiculturel anglais, ont remis les questions d'identité au cœur du débat. Par ailleurs, les aventures du Traité de Lisbonne ont choqué les Britanniques, naturellement eurosceptiques. Candidat dans l'Est londonien face à la travailliste Margaret Hodge, le chef du BNP et député européenn Nick Griffin pourrait même obtenir un score très honorable le 6 mai prochain.

Les Britanniques font face à la crise économique mondiale avec assurance et courage, mais non sans inquiétudes pour l'avenir. Les mesures d'austérités promises par l'équipe conservatrice peinent à convaincre dans un pays ouvert au marché et structurellement libéral. C'est là la dernière chance du Premier ministre sortant: économiste expérimenté et solide homme d'État, Gordon Brown a psychologiquement marqué des points face à l'amateurisme de ses adversaires. Cet écossais pur souche, peu charismatique mais fin politique, a plus d'un tour dans son sac, et Cameron le sait. Récemment, la campagne s'est orienté sur la personnalité des leaders, Brown traitant Cameron d'héritier de Thactcher, futur assassin des services publics, celui-ci accusant son adversaire de mener le pays à la banqueroute en faisant gonfler la dette. Le public a trouvé un nouvel intérêt dans ce duel qui a des accents victoriens: les deux ennemis ressemblent ainsi furieusement à William Gladstone et Benjamin Disraeli, chefs respectifs des partis libéraux et conservateurs sous la Reine Victoria. Brown-Gladstone, l'écossais austère presbytérien libéral contre Cameron-Disraeli, le conservateur anglican bon teint. La différence est que Disraeli, lui, avait des idées.

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