Mon innocence est ma forteresse

Marquis de Montcalm (1712- 1759).

jeudi 28 octobre 2010

La guerre perdue de Moscou


Le 19 octobre 2010, le parlement tchétchène a été pris pour cible par un attentat-suicide perpétré par des rebelles islamistes, qui se font fait sauter dans l'enceinte, tuant 4 personnes. C'était une des plus audacieuses opérations de la rébellion organisées à Grozny, capitale de la République de Tchétchénie. Un an après la fin officielle de la guerre "antiterroriste" menée depuis 1999 par la Russie sur le territoire tchétchène, cet évènement rappelle à Moscou que la situation ne s'est guère améliorée dans le Caucase.

Lors de l'effondrement de l'Union soviétique en 1991, la République de Tchétchénie avait proclamé son indépendance, sous la houlette de son président, l'ancien général de l'Armée rouge Djokhar Doudaïev. Le gouvernement russe envoya aussitôt des troupes reprendre le contrôle du pays, pour deux raisons majeures: d'une part, il s'agissait de faire respecter l'autorité de Moscou jusqu'à Grozny et d'autre part, il était vital d'assurer l'unité de la région. En effet, de nombreuses républiques voisines auraient été tentées de suivre l'exemple de la Tchétchénie, provoquant l'écroulement du Caucase, véritable château de cartes patiemment construit par la Russie depuis le XIXe siècle. Enfin, le maintien du contrôle russe sur les hydrocarbures de la zone nécéssitait une intervention musclée. Devant une résistance imprévue, Moscou battit en retraite, pour revenir en force en 1994, à la faveur d'affrontements entre les différents clans tchétchènes. La capitale fut rasée et prise d'assaut par les chars russes, provoquant d'immenses pertes civiles et militaires. Tandis que des flots de réfugiés envahissaient les républiques voisines, l'armée dépêchée par le Kremlin était impuissante à vaincre la guérilla. Doudaïev fut abattu en 1996, mais devant l'ampleur du désastre, la Russie, exsangue et paralysée par une situation postcommuniste catastrophique, accepta de jetter l'éponge. Un accord de paix fut conclu en 1997, qui accordait une large autonomie à la Tchétchénie, rebaptisée République islamique d'Itchkérie.

Ce nom officiel est significatif d'une tournure prise par la guerre. La population tchétchène est de culture musulmane, mais traditionnellement portée sur un culte modéré. Au départ, la rébellion séparatiste n'est pas religieuse, puis, avec l'arrivée massive de volontaires islamistes venus du monde entier pour participer à la Guerre sainte contre les Russes, l'enjeu du conflit change. Au fur et à mesure que les islamistes, menés entre autres par Chamil Bassaïev, prennent le contrôle de la guérilla, l'objectif de la rébellion devient l'instauration d'un califat islamique dans le Caucase, et non plus l'indépendance de la Tchétchénie. Le Kremlin s'affole alors de la contagion qui pourrait toucher l'ensemble des musulmans de la région et du Sud de la Russie. A noter que les Tchétchènes sont alors soutenus financièrement par l'Arabie saoudite, qui envoie sur place des militants wahhabites ; comme en Bosnie et plus tard au Kosovo, la CIA participe à la manœuvre et appuie sans scrupules les islamistes. Avec la complicité des réseaux claniques et mafieux locaux, ces derniers se distinguent dans des attentats et des prises d'otage sanglantes, comme celle en 1995 de l'hôpital de Boudennovsk, situé à plus de 150km de la Tchétchénie, en plein cœur de la Russie. La mobilité des terroristes jusque sur le territoire russe et la menace qu'ils font peser sur l'équilibre du Caucase persuadent Moscou d'en finir. En octobre 1999, prenant pour prétexte de gigantesques attentats qui ont endeuillées plusieurs villes russes, le président Vladimir Poutine déclenche la seconde guerre de Tchétchénie, dite "opération antiterroriste". Le Kremlin ne peut plus reculer, et Poutine fait preuve d'une fermeté très démonstrative, pour galvaniser l'opinion russe: "Nous irons les buter jusque dans les chiottes." Grozny tombe en février 2000, mais le conflit se poursuit contre la rébellion islamiste.

Poutine rétablit rapidement l'autorité de Moscou sur tout le territoire. Les officiers russes changent de tactique en reprenant les méthodes qui avaient réussi en Afghanistan, avec l'emploi d'hélicoptères et de forces spéciales. L'armée enregistre des succès certains contre la guérilla, mais commet d'innombrables violations des droits de l'homme. Se développe alors en Europe une forte propagande antirusse, alimentée par les réfugiés tchétchènes, la presse et les ONG internationales: la figure d'une Tchétchénie martyrisée par l'impitoyable Russie est méthodiquement construite dans l'opinion occidentale, qui oublie un peu vite les atrocités commises par les rebelles islamistes. Le choc du 11 septembre 2001 réduit les protestations internationales, alors que les Américains, soudain confrontés au terrorisme d'Al-Qaïda, cessent brusquement leur ingérence en Tchétchénie. L'évènement est d'abord une aubaine pour la Russie, qui voit sa guerre être légitimée, mais il est à double-tranchant, car les réseaux islamistes internationaux en profitent pour accroître leur influence dans le Caucase. Les Russes sont progressivement aux prises avec une insurrection aux ramifications multiples.

Afin de se désengager, le Kremlin joue la carte des potentats locaux: Poutine promet aux leaders tchétchènes qui rallieront le camp russe l'amnistie et la participation aux affaires. Parmi eux, l'ancien mufti et chef de la rébellion Akhmad Kadyrov, qui devient président de la République de Tchétchénie. Les différents chefs de guerre comprennent qu'ils pourront mieux défendre leurs intérêts politiques en acceptant la proposition russe, mais ils conservent leurs hommes et leur mainmise sur les divers trafics. L'armée russe confie de plus en plus de responsabilités aux milices tchétchènes, qui agissent en totale impunité. Ce sont ces bandes armées, et non les Russes, qui se rendent coupable des pires représailles contre la population, comme l'a décrit la journaliste indépendante russe Anna Politovskaïa, assassinée en 2006. En 2004, Kadyrov est tué dans un attentat-suicide et son fils, le cruel Razman, devient chef de la milice. Il poursuit la lutte contre les terroristes et accroît son pouvoir dans la République. Par ailleurs, il persécute ses opposants et fait assassiner ses rivaux en exil à Vienne ou à Istanbul. Comme ses miliciens, les Kadyovstky, verrouillent bientôt tous les rouages du pays, Moscou ne peut que reconnaître le fait accompli et en 2007, Poutine nomme Razman président de la République.

On pourrait penser que Razman Kadyrov n'est qu'une marionnette du pouvoir russe, comme il est décrit dans la presse occidentale. En réalité, cet individu violent et fantasque, amateur de femmes et de voitures de luxe, qui s'est enrichit grâce aux nombreux trafics criminels qui constituent l'économie tchétchène, a imposé son leadership au Russes qui, en échange, ont accepté de fermer les yeux sur ses méthodes pour achever de pacifier la Tchétchénie. Le prix à payer est lourd pour Moscou: la Russie a ainsi été progressivement écartée de la gestion de la République, dont le contrôle échappe totalement au Kremlin, et la plupart des insurgés islamistes ont été réintégrés dans les milices tchétchènes pratiquement sans conditions. Kadyrov dispose aujourd'hui de plus de pouvoir que les indépendantistes de 1991 auraient pu imaginer pour eux et agit librement en Tchétchénie. Le paradoxe ne s'arrête pas là, puisque le président a imposé la Charia, la loi islamique, à la société tchétchène, interdisant la vente d'alcool, bâtissant des mosquées et rendant obligatoire le port du voile à l'université. Rappelons que les deux guerres de Tchétchénie visaient à empêcher la petite République de devenir un émirat islamique indépendant. Elle y ressemble de plus en plus nettement.

La "victoire" russe cache donc un échec cuisant. Les clans et mafias tchétchènes peuvent opérer assez librement en Russie. Plus grave, le Caucase s'enflamme ; la rébellion islamique a certes été vaincue en Tchétchénie, mis à part quelques éléments irréductibles, mais elle s'étend avec rapidité dans les Républiques voisines: l'Ossétie du Nord et le Daguestan, deux États membres de la Fédération russe, sont en état de quasi-guerre civile depuis 2008. Les autorités locales et russes sont dépassées par les évènements, malgré la tentative de reprise en main du président Dmitri Medvedev. L'insurrection frappe une population qui mêle des musulmans mais aussi des slaves orthodoxes, qui fuient un Caucase en voie d'islamisation, et menace l'arrière-garde des troupes russes stationnées en Ossétie du Sud face à la Géorgie. Le chômage, la criminalité et l'absence de l'État fédéral aidant, ce sont des pans entiers de la région qui pourraient basculer dans un avenir proche. A ce stade, il n'est pas sûr que le régime tchétchène continue de prêter allégeance à la Russie. Pour Moscou, ce serait une catastrophe sans précédent. L'Histoire reviendrait en arrière, au temps de la Circassie, ce grand ensemble musulman brisé par les Russes au XIXe siècle lors de la conquête du Caucase. Est-il encore possible d'arrêter l'escalade ? Au regard de ses choix stratégiques, il semble que le Kremlin ne songe qu'au court terme. Le déluge pointe à l'horizon, mais la Russie attend. Et voit sa guerre lui échapper.

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