Mon innocence est ma forteresse

Marquis de Montcalm (1712- 1759).

mercredi 13 octobre 2010

Les nouveaux missionnaires


Dimanche 10 octobre 2010 avait lieu à Belgrade un évènement historique. Pour la troisième fois en neuf ans, une Gay pride était organisée dans la capitale de la Serbie: un millier de personnes ont défilé en ville, protégées par 5000 policiers anti-émeutes. En face, entre 5 et 6000 contre-manifestants s'étaient rassemblés dans le centre-ville pour protester contre l'organisation de la parade homosexuelle avec pour mot d'ordre "la défense de la famille". Si cette manifestation fut pacifique, le cortège gay a dès le début été pris pour cible par une foule qui s'était formée à son approche, et la parade a rapidement tourné à l'émeute. Après l'intervention de blindés et d'hélicoptères pour mettre fin aux troubles, on dénombrait 150 blessés, dont 124 policiers et 250 interpellations. Les émeutiers se sont également attaqués à des passants, des bus, des magasins, au siège de la télévision RTS et à des symboles de l'État: le siège du Parti démocratique (DS), au pouvoir, a été incendié, ainsi que celui du Parti socialiste (SPS), uni au DS dans une coalition... Les dégâts s'élèvent à un million d'euros.

Ces violences ne sont pas nouvelles, et les Serbes ont un lourd passif en matière de manifestations gays. En 2001, un an après la chute du régime de Milosevic, des associations homosexuelles militantes avaient cru le moment opportun pour organiser une Gay Pride à Belgrade, mais le défilé avait été dispersé à coups de poings et de matraques par des hooligans désoeuvrés devant une police impuissante - de fait, beaucoup de policiers couraient eux aussi après les manifestants... En 2009, les groupes gays voulaient rééditer l'opération, mais la municipalité de la capitale fut contrainte d'interdire tout rassemblement devant le risque d'une nouvelle émeute. Cette année, la Gay pride a enfin pu se tenir, malgré l'hostilité populaire qui n'a pas faibli ; l'homosexualité est en effet très mal perçue en terre slave, et la Serbie n'échappe pas à la règle. Le profil des contre-manifestants de Belgrade ? Des hooligans plus ou moins politisés et déchaînés à l'idée de rentrer dans le tas, des agitateurs récupérés par toutes sortes de milices nationalistes, des voyous venus de la campagne, mais aussi beaucoup de petites gens de la capitale, sorties de chez elles avec leurs icônes pour les exhiber dans les rues au passage de la Gay pride, et des collectifs de citoyens, inquiets à l'idée de voir Belgrade devenir une nouvelle Amsterdam. Dans ce pays intrinsèquement identitaire, où 80 % de la population est croyante orthodoxe, les revendications gays sont considérées comme l'expression de comportements immoraux venus de l'Occident. Alors, à l'instar du très intransigeant métropolite bulgare Nikolaï, ils s'écrient: "l'intégration européenne nous impose des manifestations de débauche dans nos villes !"

De fait, l'Union européenne a jouée un rôle spectaculaire dans l'organisation de cette Gay pride. Défilait en tête de la manifestation le chef de la délégation de la Commission européenne en Serbie, le Français Vincent Degert, accompagné de l'ambassadeur des Pays-Bas, du vice-ambassadeur d'Allemagne, du représentant spécial du secrétaire général du Conseil de l'Europe Constantin Yerocostopoulos et de représentants des ambassades d'Espagne, du Royaume-Uni et de Suède. Cette présence diplomatique impressionnante était la conséquence d'un long travail mené en amont par Bruxelles: en 2008, peu après l'indépendance de la province du Kosovo, les dirigeants serbes furent achetés par les envoyés de la Commission, via des ambassades occidentales à Belgrade. Il s'agissait d'empêcher la prise du pouvoir par les nationalistes, sortis vainqueurs des élections, en forgeant une coalition artificielle entre le parti de centre-gauche DS et les anciens communistes du SPS, en échange de la promesse d'une adhésion à l'Union européenne. Cette promesse était soumise à deux principales conditions: l'abandon du Kosovo (parrainé par une partie des membres de l'Union et les États-Unis) et la reconnaissance des fameux "droits fondamentaux", dont ceux revendiqués par les lobbies homosexuels. Le gouvernement serbe a donc rempli sa part du contrat, d'abord en décrétant en septembre dernier que le Kosovo n'était plus un obstacle aux négociations d'adhésion, puis en aidant à la tenue d'une Gay pride à Belgrade. Le président Boris Tadic n'étant pas fou au point de commettre un suicide électoral en y participant, il y a délégué son ministre aux Droits de l'homme, ce qui n'a pas empêché le siège de son mouvement d'être logiquement pris pour cible par les émeutiers.
Ce parti-pris sans équivoque de la diplomatie européenne n'est pas sans poser des questions. Officiellement, l'adhésion d'un pays à l'UE est conditionné par les "critères de Copenhague", lesquels sont muets en ce qui concerne les revendications homosexuelles. Faut-il en conclure qu'il existe des critères officieux ? Que l'agenda homosexuel radical est le même que celui de l'Union, comme en témoigne l'étonnant Congrès transgenre d'Oslo de mai 2009, où les représentants de la Commission affirmèrent que la cause LGBT était une priorité ? En tout cas, le soutien de Bruxelles à un militantisme gay affiché et agressif apparaît clair. Nikolaï Allekseev, auteur du blog Paris-Moscou, ne dissimule d'ailleurs pas les véritables objectifs des lobbies gays: "la question n’est pas tant dans l’idée de marcher avec des drapeaux arc-en-ciel. Ce qui compte, c’est surtout la prochaine étape. Maintenant les militants Serbes ont beaucoup de travail à faire pour capitaliser sur cet événement et faire des avancées concrètes." Par avancées concrètes, il faut comprendre mariage et adoption homosexuels, des dispositions juridiques qui sont pourtant loin d'être partagées par la totalité des 27 membres de l'Union européenne, pour l'instant en tout cas.

L'ingérence occidentale en faveur des droits des homosexuels peut paraître légitime, mais également irresponsable, car elle suscite des réactions violentes. En tant que métropole balkanique au large rayonnement culturel , Belgrade, ville stratégique, a été sacrifiée au profit d'un intérêt militant. Pour certains observateurs, malgré tout, cette controverse a du bon. Ainsi, Alexandre Lévy, journaliste du Monde en poste à Sofia, se félicité sur son blog de l'attitude très professionnelle de la police serbe, qui a veillé au bon déroulement de la manifestation : "Ce jour-là, la police a choisi son camp -non pas celui des manifestants de la Gay pride - mais celui d'un État de droit en route vers l'Union européenne." Un avis partagé par Ivica Dacic, le vice-premier ministre et ministre de l'Intérieur serbe: "Les policiers serbes ont fait leur boulot indépendamment de ce qu'ils pensaient de la tenue de la Gay pride à Belgrade."

Les Serbes peuvent espérer dépoussiérer la mauvaise image qui colle à leur pays. Est-ce une raison pour cautionner les amalgames de la presse européenne et des envoyés de l'Union, qui ont ainsi mis dans le même sac les bandes de hooligans et les individus qui ne partagent pas les opinions des lobbies gays ? Le journal de référence serbe Politika a d'ailleurs parfaitement joué le jeu, en accusant le "collectif des familles orthodoxes" de s'en prendre gratuitement aux homosexuels: "En quoi ce millier de personnes est-il responsable de la baisse de la natalité dans notre pays ?" - sans préciser que les organisateurs de la contre-manifestation pacifique réclamaient surtout un soutien de l'État serbe à une meilleure politique familiale. Il est facile de s'abriter derrière l'épouvantail de l'extrémisme, alors que le baudet intégriste a souvent été provoqué ou exaspéré par notre propre politique.

Certes l'État serbe sort vainqueur de cette confrontation avec la rue. Et certes la libre expression des libertés individuelles sont un signe de bonne sante pour la démocratie. Mais l'image de l'Union européenne est écorchée dans ce pays. Plus largement, on peut se demander pourquoi Bruxelles tient tant à la question LGBT, plutôt que de se concentrer sur d'autres problèmes. C'est ce que déplorait l'Église orthodoxe serbe, qui a publié la veille de la Gay pride un communiqué très mesuré: il désapprouvait la manifestation tout en condamnant toute forme de violence. L'Église estimait également que le sujet homosexuel avait été imposé à la société au détriment d'enjeux plus urgents.

On ne saurait être plus d'accord avec l'Église serbe. La priorité de la Serbie ne sont pas les Gay rights, mais la corruption qui paralyse toutes les infrastructures du pays. On l'a vu, cette corruption ne gêne pas l'Union européenne tant qu'elle n'est pas utilisée contre elle ; mais puisque la Serbie a "vocation" à intégrer l'Europe, il faudra bien que ce virus soit éradiqué un jour. Se pose aussi la question de l'intégrité territoriale de la Serbie, mise à mal par la déclaration unilatérale d'indépendance du Kosovo en 2008, même si cette question est en passe d'être réglée sur le plan du droit international, et par les velléités d'autonomie de la province du Sandjak, cette région du Sud peuplée en majorité de musulmans, qui pourrait bien suivre l'exemple de la province voisine, appuyée par les diplomates américains. Que dit l'Union à ce sujet ? Et puisque Bruxelles se dit si soucieuse des droits fondamentaux, elle devrait examiner plus en détail la situation du droit de propriété en Serbie: depuis la prise du pouvoir par les communistes en Yougoslavie en 1945, des milliers d'habitations, de terrains, de bâtiments ont été confisqué par l'État, au nom de l'idéologie du Peuple. Aujourd'hui, alors que tous les pays de l'ancienne Europe de l'Est et de l'ex-Yougoslavie se sont engagés à restituer les biens spoliés par le communisme, la Serbie refuse toujours d'indemniser les descendants des anciens propriétaires - sans doute pour la raison assez simple que les dirigeants serbes sont presque tous issus de l'ancienne oligarchie. Enfin, le drame des minorités demeure non-résolu. Plus de 300 000 Serbes chassés de Croatie en 1995 ne peuvent toujours pas rentrer dans leurs foyers. Au mépris des Critères de Copenhague, la Bible des nouveaux missionnaires européens.

2 commentaires:

  1. Eclairage intéressant! L'Europe a effectivement sans doute mieux à faire que de soutenir les droits de l'Homme dans une direction qui tend à heurter la population serbe. Quant aux lobbies gays européens, fort heureusement ce ne sont pas les seuls lobbies écoutés à Bruxelles, du moins peut-on l'espérer!

    RépondreSupprimer
  2. Certes non, les lobbies LGBT ne sont pas les seuls à Bruxelles: là où le péché abonde, la Grâce surabonde ;)

    RépondreSupprimer