Mon innocence est ma forteresse

Marquis de Montcalm (1712- 1759).

jeudi 28 octobre 2010

La guerre perdue de Moscou


Le 19 octobre 2010, le parlement tchétchène a été pris pour cible par un attentat-suicide perpétré par des rebelles islamistes, qui se font fait sauter dans l'enceinte, tuant 4 personnes. C'était une des plus audacieuses opérations de la rébellion organisées à Grozny, capitale de la République de Tchétchénie. Un an après la fin officielle de la guerre "antiterroriste" menée depuis 1999 par la Russie sur le territoire tchétchène, cet évènement rappelle à Moscou que la situation ne s'est guère améliorée dans le Caucase.

Lors de l'effondrement de l'Union soviétique en 1991, la République de Tchétchénie avait proclamé son indépendance, sous la houlette de son président, l'ancien général de l'Armée rouge Djokhar Doudaïev. Le gouvernement russe envoya aussitôt des troupes reprendre le contrôle du pays, pour deux raisons majeures: d'une part, il s'agissait de faire respecter l'autorité de Moscou jusqu'à Grozny et d'autre part, il était vital d'assurer l'unité de la région. En effet, de nombreuses républiques voisines auraient été tentées de suivre l'exemple de la Tchétchénie, provoquant l'écroulement du Caucase, véritable château de cartes patiemment construit par la Russie depuis le XIXe siècle. Enfin, le maintien du contrôle russe sur les hydrocarbures de la zone nécéssitait une intervention musclée. Devant une résistance imprévue, Moscou battit en retraite, pour revenir en force en 1994, à la faveur d'affrontements entre les différents clans tchétchènes. La capitale fut rasée et prise d'assaut par les chars russes, provoquant d'immenses pertes civiles et militaires. Tandis que des flots de réfugiés envahissaient les républiques voisines, l'armée dépêchée par le Kremlin était impuissante à vaincre la guérilla. Doudaïev fut abattu en 1996, mais devant l'ampleur du désastre, la Russie, exsangue et paralysée par une situation postcommuniste catastrophique, accepta de jetter l'éponge. Un accord de paix fut conclu en 1997, qui accordait une large autonomie à la Tchétchénie, rebaptisée République islamique d'Itchkérie.

Ce nom officiel est significatif d'une tournure prise par la guerre. La population tchétchène est de culture musulmane, mais traditionnellement portée sur un culte modéré. Au départ, la rébellion séparatiste n'est pas religieuse, puis, avec l'arrivée massive de volontaires islamistes venus du monde entier pour participer à la Guerre sainte contre les Russes, l'enjeu du conflit change. Au fur et à mesure que les islamistes, menés entre autres par Chamil Bassaïev, prennent le contrôle de la guérilla, l'objectif de la rébellion devient l'instauration d'un califat islamique dans le Caucase, et non plus l'indépendance de la Tchétchénie. Le Kremlin s'affole alors de la contagion qui pourrait toucher l'ensemble des musulmans de la région et du Sud de la Russie. A noter que les Tchétchènes sont alors soutenus financièrement par l'Arabie saoudite, qui envoie sur place des militants wahhabites ; comme en Bosnie et plus tard au Kosovo, la CIA participe à la manœuvre et appuie sans scrupules les islamistes. Avec la complicité des réseaux claniques et mafieux locaux, ces derniers se distinguent dans des attentats et des prises d'otage sanglantes, comme celle en 1995 de l'hôpital de Boudennovsk, situé à plus de 150km de la Tchétchénie, en plein cœur de la Russie. La mobilité des terroristes jusque sur le territoire russe et la menace qu'ils font peser sur l'équilibre du Caucase persuadent Moscou d'en finir. En octobre 1999, prenant pour prétexte de gigantesques attentats qui ont endeuillées plusieurs villes russes, le président Vladimir Poutine déclenche la seconde guerre de Tchétchénie, dite "opération antiterroriste". Le Kremlin ne peut plus reculer, et Poutine fait preuve d'une fermeté très démonstrative, pour galvaniser l'opinion russe: "Nous irons les buter jusque dans les chiottes." Grozny tombe en février 2000, mais le conflit se poursuit contre la rébellion islamiste.

Poutine rétablit rapidement l'autorité de Moscou sur tout le territoire. Les officiers russes changent de tactique en reprenant les méthodes qui avaient réussi en Afghanistan, avec l'emploi d'hélicoptères et de forces spéciales. L'armée enregistre des succès certains contre la guérilla, mais commet d'innombrables violations des droits de l'homme. Se développe alors en Europe une forte propagande antirusse, alimentée par les réfugiés tchétchènes, la presse et les ONG internationales: la figure d'une Tchétchénie martyrisée par l'impitoyable Russie est méthodiquement construite dans l'opinion occidentale, qui oublie un peu vite les atrocités commises par les rebelles islamistes. Le choc du 11 septembre 2001 réduit les protestations internationales, alors que les Américains, soudain confrontés au terrorisme d'Al-Qaïda, cessent brusquement leur ingérence en Tchétchénie. L'évènement est d'abord une aubaine pour la Russie, qui voit sa guerre être légitimée, mais il est à double-tranchant, car les réseaux islamistes internationaux en profitent pour accroître leur influence dans le Caucase. Les Russes sont progressivement aux prises avec une insurrection aux ramifications multiples.

Afin de se désengager, le Kremlin joue la carte des potentats locaux: Poutine promet aux leaders tchétchènes qui rallieront le camp russe l'amnistie et la participation aux affaires. Parmi eux, l'ancien mufti et chef de la rébellion Akhmad Kadyrov, qui devient président de la République de Tchétchénie. Les différents chefs de guerre comprennent qu'ils pourront mieux défendre leurs intérêts politiques en acceptant la proposition russe, mais ils conservent leurs hommes et leur mainmise sur les divers trafics. L'armée russe confie de plus en plus de responsabilités aux milices tchétchènes, qui agissent en totale impunité. Ce sont ces bandes armées, et non les Russes, qui se rendent coupable des pires représailles contre la population, comme l'a décrit la journaliste indépendante russe Anna Politovskaïa, assassinée en 2006. En 2004, Kadyrov est tué dans un attentat-suicide et son fils, le cruel Razman, devient chef de la milice. Il poursuit la lutte contre les terroristes et accroît son pouvoir dans la République. Par ailleurs, il persécute ses opposants et fait assassiner ses rivaux en exil à Vienne ou à Istanbul. Comme ses miliciens, les Kadyovstky, verrouillent bientôt tous les rouages du pays, Moscou ne peut que reconnaître le fait accompli et en 2007, Poutine nomme Razman président de la République.

On pourrait penser que Razman Kadyrov n'est qu'une marionnette du pouvoir russe, comme il est décrit dans la presse occidentale. En réalité, cet individu violent et fantasque, amateur de femmes et de voitures de luxe, qui s'est enrichit grâce aux nombreux trafics criminels qui constituent l'économie tchétchène, a imposé son leadership au Russes qui, en échange, ont accepté de fermer les yeux sur ses méthodes pour achever de pacifier la Tchétchénie. Le prix à payer est lourd pour Moscou: la Russie a ainsi été progressivement écartée de la gestion de la République, dont le contrôle échappe totalement au Kremlin, et la plupart des insurgés islamistes ont été réintégrés dans les milices tchétchènes pratiquement sans conditions. Kadyrov dispose aujourd'hui de plus de pouvoir que les indépendantistes de 1991 auraient pu imaginer pour eux et agit librement en Tchétchénie. Le paradoxe ne s'arrête pas là, puisque le président a imposé la Charia, la loi islamique, à la société tchétchène, interdisant la vente d'alcool, bâtissant des mosquées et rendant obligatoire le port du voile à l'université. Rappelons que les deux guerres de Tchétchénie visaient à empêcher la petite République de devenir un émirat islamique indépendant. Elle y ressemble de plus en plus nettement.

La "victoire" russe cache donc un échec cuisant. Les clans et mafias tchétchènes peuvent opérer assez librement en Russie. Plus grave, le Caucase s'enflamme ; la rébellion islamique a certes été vaincue en Tchétchénie, mis à part quelques éléments irréductibles, mais elle s'étend avec rapidité dans les Républiques voisines: l'Ossétie du Nord et le Daguestan, deux États membres de la Fédération russe, sont en état de quasi-guerre civile depuis 2008. Les autorités locales et russes sont dépassées par les évènements, malgré la tentative de reprise en main du président Dmitri Medvedev. L'insurrection frappe une population qui mêle des musulmans mais aussi des slaves orthodoxes, qui fuient un Caucase en voie d'islamisation, et menace l'arrière-garde des troupes russes stationnées en Ossétie du Sud face à la Géorgie. Le chômage, la criminalité et l'absence de l'État fédéral aidant, ce sont des pans entiers de la région qui pourraient basculer dans un avenir proche. A ce stade, il n'est pas sûr que le régime tchétchène continue de prêter allégeance à la Russie. Pour Moscou, ce serait une catastrophe sans précédent. L'Histoire reviendrait en arrière, au temps de la Circassie, ce grand ensemble musulman brisé par les Russes au XIXe siècle lors de la conquête du Caucase. Est-il encore possible d'arrêter l'escalade ? Au regard de ses choix stratégiques, il semble que le Kremlin ne songe qu'au court terme. Le déluge pointe à l'horizon, mais la Russie attend. Et voit sa guerre lui échapper.

dimanche 24 octobre 2010

Dieu, le Brésil et les médias français


La campagne présidentielle brésilienne a suscité de nombreux commentaires dans la presse française après les résultats du premier tour du 3 octobre. Le très populaire Luiz Inacio Lula da Silva ne pouvant briguer un mandat consécutif après huit ans de pouvoir, tous les politologues et experts s'attendaient à ce que la candidate du Parti des Travailleurs qu’il avait adoubé, Dilma Rousseff, âgée de 62 ans, forte du soutien du président sortant, soit élue dès le premier tour. Mais ils n'avaient pas prévu la percée électorale de Marina Silva, ancienne ministre de l'Environnement et candidate du Parti Vert qui a attiré 19,35 % des voix exprimées au premier tour, le 3 octobre, contraignant Dilma Rousseff (46,9 %) à un ballotage face au candidat social-démocrate José Serra (33%). Membre du Parti des travailleurs (la formation politique de Lula) jusqu’en 2009, Marina Silva est une brésilienne métisse qui vient d’un milieu pauvre dans l’Etat de l’Acre en Amazonie. Leader de la gauche écologiste, cette mère de famille, mariée deux fois, est une catholique convertie, devenue évangélique pentecôtiste et membre d’une Assemblée de Dieu, d’où son engagement résolu contre l’avortement. Cette dernière prise de position lui a valu un vote important de la part des électeurs catholiques et évangéliques, soit vingt millions de voix, qui ont fait défaut à Mme Rousseff. Dès le soir du premier tour, il était clair qu’une majorité des suffrages accordée à Marina Silva n’allait pas se reporter sur la candidate du PT lors du second tour (fixé le 31 octobre) pour des raisons éthiques ; en effet, Dilma Rousseff s’est personnellement prononcée en faveur de l’avortement.

Face à ces évènements inattendus, la presse française a rapidement accusé les dirigeants des Eglises chrétiennes d’avoir causé la perte de dauphine de Lula. L’article du Monde « Au Brésil, le duel devient incertain entre Dilma Rousseff et José Serra », daté du 16 octobre, dénonce « la campagne menée par certains milieux chrétiens conservateurs, catholiques et, surtout, évangéliques ». L’article du Figaro du 18 octobre « Dieu s’invite dans la campagne électorale brésilienne » évoque « l'offensive dont a été victime Dilma Rousseff de la part de leaders catholiques et évangélistes ». Le 21 octobre, le site Rue 89 publie une pétition en faveur de la candidate du PT, signée par des personnalités politiques et culturelles, telles que le maire de Paris Bertrand Delanoë, la première secrétaire du Parti socialiste Martine Aubry et la philosophe Elisabeth Badinter. Le texte précise notamment : « Notre soutien est également motivé par le déchaînement de calomnie sans précédent dont Dilma Rousseff fait l'objet, orchestré par des mouvements religieux prêts à toutes les rumeurs pour discréditer sa candidature. (…) Nous nous inquiétons (…) de l'irruption des conservatismes religieux dans un débat qui doit rester serein ».

La situation brésilienne est complexe, et il convient d’apporter certaines nuances à ces affirmations. D’une part, l’avortement est rejeté par 72 % des Brésiliens. On ne peut donc imputer la responsabilité de l’échec de Mme Rousseff à la seule Conférence des évêques du Brésil (CNBB), qui s’est prononcée la veille des élections en faveur de la défense de la vie. D’autre part, qualifier de « conservateurs » les électeurs qui se sont portés sur Marina Silva, candidate de la gauche radicale et engagée aux côtés des paysans Sans Terre, est infondé. Au contraire, on peut se demander si les masses paysannes pauvres n’ont pas d’abord sanctionné Dilma Rousseff pour le bilan du président Lula : car si l’économie brésilienne affiche une bonne santé, le partage des terres n’a pas eu lieu, et des milliers d’hectares de cultures alimentaires ont été cédés aux firmes de l’agro-carburant – ce qui était l’enjeu de la visite du président américain Georges W. Bush auprès de Lula en 2007. On ne peut donc pas affirmer que la percée de Marina Silva soit due au «vote protestataire des milieux urbains et instruits, face à deux propositions politiques trop similaires » (Le Figaro). En outre, il a été reproché à Dilma Rousseff dans la presse brésilienne de protéger les trafics d’influence de son adjoint Erenice Guerra, contraint à la démission. Cette affaire n’est pas sans conséquence auprès des électeurs.

La presse française semble en outre s’inquiéter des influences religieuses sur la politique brésilienne. Le président de la Conférence des évêques du Brésil Geraldo Lyrio Rocha a récemment rappelé que « l'État était laïque mais que la société brésilienne était profondément religieuse ». En effet, la forte identité chrétienne est une des spécificités du Brésil. Environ 70 % des 195 millions de Brésiliens sont catholiques, et 25 millions appartiennent à des communautés évangéliques. Ces dernières sont méconnues dans l’opinion européenne, et a fortiori dans l’opinion européenne culturellement catholique. Les évangéliques (et non « évangélistes ») sont issus des Réveils protestants qui ont jalonné l’Histoire à partir du XIXe siècle ; leur spiritualité est centrée sur la Bible et sur l’expérience d’une conversion personnelle (naître de nouveau – « born again »). L’univers évangélique se décompose à travers une myriade de communautés et de traditions protestantes différentes (baptisme, pentecôtisme etc.). La branche pentecôtiste, qui met en avant les charismes de « l’Esprit de Pentecôte », est en plein expansion au Brésil. Importé par des missionnaires suédois au début du XXe siècle, le pentecôtisme rassemble depuis les années 1970 un nombre croissant de fidèles dans les Assemblées de Dieu, grâce à la dimension émotionnelle du culte et l’entraide matérielle de ses membres. Le pentecôtisme brésilien développe une forte tendance au repli communautaire autour d’un prêcheur charismatique, ce qui rend la frontière entre les Eglises et les sectes particulièrement flou, tandis que fleurissent en son sein des mouvements qui recherchent le profit matériel, notamment à travers le commerce des guérisons.

Ce tableau explique l’importance évidente du facteur religieux au Brésil ; il ne faut donc pas s’étonner que les enjeux éthiques y prennent une place centrale lors des consultations électorales. Pour l’avoir momentanément oublié, l’équipe de campagne de Dilma Rousseff en prend à présent acte : la candidate du PT s’est rendue au sanctuaire de Notre-Dame d'Aparecida, patronne du Brésil, et a écrit une lettre à l’attention des Eglises évangéliques.

Il faut toutefois se garder des conclusions hâtives. Les Eglises catholique et évangéliques n’incarnent pas spécialement les « conservatismes religieux » ou les « organisations sectaires » dénoncées par et dans les médias français. Observons ce paradoxe intéressant : pour s’assurer la victoire au second tour, Dilma Rousseff s’est allié à ce que Le Monde présente comme « la plus puissante des dénominations évangéliques, l'Eglise universelle du royaume de Dieu ». En réalité, l'Eglise universelle du royaume de Dieu (Igreja Universal do Reino de Deus – EURD) n'est pas une communauté chrétienne, mais une entreprise fondée en 1977, qui possède des chaînes de télévision, des supermarchés et des groupes de presse. C'est une organisation commerciale et politique (le vice-président de Lula, José Alencar, est un de ses trois millions d'adeptes), non-reconnue par les organisations évangéliques mondiales, dont le symbole n'est pas la croix, mais un oiseau blanc, et violemment anticatholique (l'EURD prend pour cible les statues dans les bidonvilles). Le fondateur de l'Eglise, l'autoproclamé évêque Edir Macedo, promet la réussite matérielle, sous couvert d'un "Evangile de la prospérité" moyennant finances: « Donnez, sinon allez vous faire foutre ».

Sur un autre registre, l’Eglise catholique a organisé la "semaine pour la vie" pendant la campagne du second tour. Le cardinal Odilo Scherer, archevêque de Sao Paulo, a déclaré : « Evidemment, en rejetant l'avortement nous ne voulons pas que l'on châtie les femmes qui, pour telle ou telle raison, le pratiquent. La protection légale par rapport à la pratique de l'avortement n'est pas considérée comme un châtiment, mais comme la protection du droit à la vie ». Le cardinal a demandé aux candidats de proposer des mesures « pour permettre aux femmes enceintes et à leurs enfants de vivre dans la dignité et la sécurité ». Au regard des propositions de ces deux institutions religieuses, on saura où réside le sectarisme et le conservatisme.

Si l’on reconnaît le droit des Églises à intervenir dans le débat public pour se prononcer sur les questions de justice sociale ou d’immigration, alors il faut également reconnaître leur droit à émettre des opinions en matière de bioéthique.

Le Brésil est aujourd’hui la huitième puissance économique mondiale et la cinquième puissance en termes démographiques. Forts de leurs spécificités, certains brésiliens souhaitent changer leur société nationale, en se référant à des valeurs et même à des croyances qui leur sont propres et qui appellent au respect et à un traitement objectif dans les médias, même si les conceptions européennes du progrès peuvent être différentes.

mercredi 13 octobre 2010

Les nouveaux missionnaires


Dimanche 10 octobre 2010 avait lieu à Belgrade un évènement historique. Pour la troisième fois en neuf ans, une Gay pride était organisée dans la capitale de la Serbie: un millier de personnes ont défilé en ville, protégées par 5000 policiers anti-émeutes. En face, entre 5 et 6000 contre-manifestants s'étaient rassemblés dans le centre-ville pour protester contre l'organisation de la parade homosexuelle avec pour mot d'ordre "la défense de la famille". Si cette manifestation fut pacifique, le cortège gay a dès le début été pris pour cible par une foule qui s'était formée à son approche, et la parade a rapidement tourné à l'émeute. Après l'intervention de blindés et d'hélicoptères pour mettre fin aux troubles, on dénombrait 150 blessés, dont 124 policiers et 250 interpellations. Les émeutiers se sont également attaqués à des passants, des bus, des magasins, au siège de la télévision RTS et à des symboles de l'État: le siège du Parti démocratique (DS), au pouvoir, a été incendié, ainsi que celui du Parti socialiste (SPS), uni au DS dans une coalition... Les dégâts s'élèvent à un million d'euros.

Ces violences ne sont pas nouvelles, et les Serbes ont un lourd passif en matière de manifestations gays. En 2001, un an après la chute du régime de Milosevic, des associations homosexuelles militantes avaient cru le moment opportun pour organiser une Gay Pride à Belgrade, mais le défilé avait été dispersé à coups de poings et de matraques par des hooligans désoeuvrés devant une police impuissante - de fait, beaucoup de policiers couraient eux aussi après les manifestants... En 2009, les groupes gays voulaient rééditer l'opération, mais la municipalité de la capitale fut contrainte d'interdire tout rassemblement devant le risque d'une nouvelle émeute. Cette année, la Gay pride a enfin pu se tenir, malgré l'hostilité populaire qui n'a pas faibli ; l'homosexualité est en effet très mal perçue en terre slave, et la Serbie n'échappe pas à la règle. Le profil des contre-manifestants de Belgrade ? Des hooligans plus ou moins politisés et déchaînés à l'idée de rentrer dans le tas, des agitateurs récupérés par toutes sortes de milices nationalistes, des voyous venus de la campagne, mais aussi beaucoup de petites gens de la capitale, sorties de chez elles avec leurs icônes pour les exhiber dans les rues au passage de la Gay pride, et des collectifs de citoyens, inquiets à l'idée de voir Belgrade devenir une nouvelle Amsterdam. Dans ce pays intrinsèquement identitaire, où 80 % de la population est croyante orthodoxe, les revendications gays sont considérées comme l'expression de comportements immoraux venus de l'Occident. Alors, à l'instar du très intransigeant métropolite bulgare Nikolaï, ils s'écrient: "l'intégration européenne nous impose des manifestations de débauche dans nos villes !"

De fait, l'Union européenne a jouée un rôle spectaculaire dans l'organisation de cette Gay pride. Défilait en tête de la manifestation le chef de la délégation de la Commission européenne en Serbie, le Français Vincent Degert, accompagné de l'ambassadeur des Pays-Bas, du vice-ambassadeur d'Allemagne, du représentant spécial du secrétaire général du Conseil de l'Europe Constantin Yerocostopoulos et de représentants des ambassades d'Espagne, du Royaume-Uni et de Suède. Cette présence diplomatique impressionnante était la conséquence d'un long travail mené en amont par Bruxelles: en 2008, peu après l'indépendance de la province du Kosovo, les dirigeants serbes furent achetés par les envoyés de la Commission, via des ambassades occidentales à Belgrade. Il s'agissait d'empêcher la prise du pouvoir par les nationalistes, sortis vainqueurs des élections, en forgeant une coalition artificielle entre le parti de centre-gauche DS et les anciens communistes du SPS, en échange de la promesse d'une adhésion à l'Union européenne. Cette promesse était soumise à deux principales conditions: l'abandon du Kosovo (parrainé par une partie des membres de l'Union et les États-Unis) et la reconnaissance des fameux "droits fondamentaux", dont ceux revendiqués par les lobbies homosexuels. Le gouvernement serbe a donc rempli sa part du contrat, d'abord en décrétant en septembre dernier que le Kosovo n'était plus un obstacle aux négociations d'adhésion, puis en aidant à la tenue d'une Gay pride à Belgrade. Le président Boris Tadic n'étant pas fou au point de commettre un suicide électoral en y participant, il y a délégué son ministre aux Droits de l'homme, ce qui n'a pas empêché le siège de son mouvement d'être logiquement pris pour cible par les émeutiers.
Ce parti-pris sans équivoque de la diplomatie européenne n'est pas sans poser des questions. Officiellement, l'adhésion d'un pays à l'UE est conditionné par les "critères de Copenhague", lesquels sont muets en ce qui concerne les revendications homosexuelles. Faut-il en conclure qu'il existe des critères officieux ? Que l'agenda homosexuel radical est le même que celui de l'Union, comme en témoigne l'étonnant Congrès transgenre d'Oslo de mai 2009, où les représentants de la Commission affirmèrent que la cause LGBT était une priorité ? En tout cas, le soutien de Bruxelles à un militantisme gay affiché et agressif apparaît clair. Nikolaï Allekseev, auteur du blog Paris-Moscou, ne dissimule d'ailleurs pas les véritables objectifs des lobbies gays: "la question n’est pas tant dans l’idée de marcher avec des drapeaux arc-en-ciel. Ce qui compte, c’est surtout la prochaine étape. Maintenant les militants Serbes ont beaucoup de travail à faire pour capitaliser sur cet événement et faire des avancées concrètes." Par avancées concrètes, il faut comprendre mariage et adoption homosexuels, des dispositions juridiques qui sont pourtant loin d'être partagées par la totalité des 27 membres de l'Union européenne, pour l'instant en tout cas.

L'ingérence occidentale en faveur des droits des homosexuels peut paraître légitime, mais également irresponsable, car elle suscite des réactions violentes. En tant que métropole balkanique au large rayonnement culturel , Belgrade, ville stratégique, a été sacrifiée au profit d'un intérêt militant. Pour certains observateurs, malgré tout, cette controverse a du bon. Ainsi, Alexandre Lévy, journaliste du Monde en poste à Sofia, se félicité sur son blog de l'attitude très professionnelle de la police serbe, qui a veillé au bon déroulement de la manifestation : "Ce jour-là, la police a choisi son camp -non pas celui des manifestants de la Gay pride - mais celui d'un État de droit en route vers l'Union européenne." Un avis partagé par Ivica Dacic, le vice-premier ministre et ministre de l'Intérieur serbe: "Les policiers serbes ont fait leur boulot indépendamment de ce qu'ils pensaient de la tenue de la Gay pride à Belgrade."

Les Serbes peuvent espérer dépoussiérer la mauvaise image qui colle à leur pays. Est-ce une raison pour cautionner les amalgames de la presse européenne et des envoyés de l'Union, qui ont ainsi mis dans le même sac les bandes de hooligans et les individus qui ne partagent pas les opinions des lobbies gays ? Le journal de référence serbe Politika a d'ailleurs parfaitement joué le jeu, en accusant le "collectif des familles orthodoxes" de s'en prendre gratuitement aux homosexuels: "En quoi ce millier de personnes est-il responsable de la baisse de la natalité dans notre pays ?" - sans préciser que les organisateurs de la contre-manifestation pacifique réclamaient surtout un soutien de l'État serbe à une meilleure politique familiale. Il est facile de s'abriter derrière l'épouvantail de l'extrémisme, alors que le baudet intégriste a souvent été provoqué ou exaspéré par notre propre politique.

Certes l'État serbe sort vainqueur de cette confrontation avec la rue. Et certes la libre expression des libertés individuelles sont un signe de bonne sante pour la démocratie. Mais l'image de l'Union européenne est écorchée dans ce pays. Plus largement, on peut se demander pourquoi Bruxelles tient tant à la question LGBT, plutôt que de se concentrer sur d'autres problèmes. C'est ce que déplorait l'Église orthodoxe serbe, qui a publié la veille de la Gay pride un communiqué très mesuré: il désapprouvait la manifestation tout en condamnant toute forme de violence. L'Église estimait également que le sujet homosexuel avait été imposé à la société au détriment d'enjeux plus urgents.

On ne saurait être plus d'accord avec l'Église serbe. La priorité de la Serbie ne sont pas les Gay rights, mais la corruption qui paralyse toutes les infrastructures du pays. On l'a vu, cette corruption ne gêne pas l'Union européenne tant qu'elle n'est pas utilisée contre elle ; mais puisque la Serbie a "vocation" à intégrer l'Europe, il faudra bien que ce virus soit éradiqué un jour. Se pose aussi la question de l'intégrité territoriale de la Serbie, mise à mal par la déclaration unilatérale d'indépendance du Kosovo en 2008, même si cette question est en passe d'être réglée sur le plan du droit international, et par les velléités d'autonomie de la province du Sandjak, cette région du Sud peuplée en majorité de musulmans, qui pourrait bien suivre l'exemple de la province voisine, appuyée par les diplomates américains. Que dit l'Union à ce sujet ? Et puisque Bruxelles se dit si soucieuse des droits fondamentaux, elle devrait examiner plus en détail la situation du droit de propriété en Serbie: depuis la prise du pouvoir par les communistes en Yougoslavie en 1945, des milliers d'habitations, de terrains, de bâtiments ont été confisqué par l'État, au nom de l'idéologie du Peuple. Aujourd'hui, alors que tous les pays de l'ancienne Europe de l'Est et de l'ex-Yougoslavie se sont engagés à restituer les biens spoliés par le communisme, la Serbie refuse toujours d'indemniser les descendants des anciens propriétaires - sans doute pour la raison assez simple que les dirigeants serbes sont presque tous issus de l'ancienne oligarchie. Enfin, le drame des minorités demeure non-résolu. Plus de 300 000 Serbes chassés de Croatie en 1995 ne peuvent toujours pas rentrer dans leurs foyers. Au mépris des Critères de Copenhague, la Bible des nouveaux missionnaires européens.

lundi 11 octobre 2010

La Turquie peut-elle devenir membre de l'Union européenne ?




«Ce qu’on ne croyait pas nécessaire, on en a parfois affaire. » Proverbe turc


Le débat sur une adhésion turque soulève des questions essentielles que l'Europe a souvent esquivées ou ignorées. Conjuguées pêle-mêle aux inquiétudes d'un élargissement excessif de l'Union, à l'appréhension de l'islam et aux doutes concernant la finalité de la construction de l'espace commun, elles posent fondamentalement le probème de ce qui est ou n'est pas européen. La Turquie peut-elle être un membre de l'Union européenne ? Sur le papier, l'adhésion s'impose comme une issue inévitable, mais sur le terrain, les lignes changent, et rien n'est réglé quant au fond.

Un processus apparemment irrévesible


La Turquie est engagée de longue date dans les pourparlers avec l’Europe. Dès 1951, elle intègre l'OTAN, l'alliance militaire qui maintient tous les pays occidentaux sous tutelle américaine contre l'URSS. En 1959, c'est la première demande d’adhésion turque à la CEE. En 1964 est signé l'accord d’Ankara, qui intègre la Turquie dans une union douanière avec la CEE. L’adhésion de la Turquie à l'espace européen est dès lors un objectif constant. Le dépôt formel de candidature a lieu en 1987. En 2004, un an près une réforme constitutionnelle qui met fin au contrôle des militaires sur la vie publique, la Turquie est déclarée satisfaire « pleinement » aux critères de Copenhague, qui conditionnent les adhésions à l'UE. Depuis le début des négociations officielles en octobre 2005, 13 chapitres du Pacte communautaire sur 35 ont été ouverts, dont 10 entre 2005 et 2008. Le 27 septembre 2006, le Parlement européen adopte le rapport Eurlings, qui consacre le caractère irréversible des négociations d’adhésion avec la Turquie: "Les négociations visent à faire de la Turquie un membre de l'Union européenne". A noter que depuis 2005, le parti AKP, dirigé par le Premier ministre turc Recep Tayipp Erdogan, au pouvoir en Turquie depuis 2002, siège au Parlement comme membre observateur du PPE (groupe de centre-droit): l'AKP, décrit par le géopoliticien Yves Lacoste comme étant un parti islamiste "pour le moment modéré", est parfois qualifié par la presse de « parti démocrate-musulman », pour tenter de l'associer aux partis démocrates-chrétiens européens.

Dans les négociations, la Turquie peut compter des appuis fidèles: les cercles décisionnaires de Bruxelles et le Royaume-Uni. Le président de la Commission José Manuel Barroso a été très clair lors de sa visite au Parlement turc à Ankara en avril 2008 : « Notre objectif est que la Turquie devienne un membre à part entière de l’UE ». Même son de cloche en juillet 2010 du côté du commissaire à l’élargissement Stefan Füle et du Haut-représentant Catherine Ashton : « nous réaffirmons la perspective d’une entrée de l’UE dans la Turquie ». Face à ce parti-pris des instances supérieures, la France lutte pied à pied pour faire ralentir le processus. La diplomatie française a en effet reçu des consignes claires de l'Elysée et est la seule en Europe a être ouvertement hostile à une adhésion de la Turquie. Elle joue notamment sur la question de Chypre, dont la partie Nord est occupée par l'armée turque, mais se heurte aux efforts conjugués des Britanniques, des Polonais et des Espagnols, tous inféodés aux Américains et donc favorables à Ankara. La présidence espagnole de l'Union, qui s'est achevée le 30 juin dernier, a ainsi tordu toutes les procédures pour ouvrir dans l'urgence "son" chapitre du processus d'adhésion, le 13e à ce jour. La position française a été un temps appuyée par l'Allemagne, une partie de la CDU, l'Union chrétienne-démocrate au pouvoir à Berlin, étant contre. Sauf que voilà, le gouvernement allemand est une coalition, et que les partenaires de la CDU, le parti libéral FDP, est très favorable à une entrée de la Turquie au sein de l'Union. Et le ministre des Affaires étrangères allemand, Guido Westerwelle, est justement du FDP... Ajoutez à cela le poids de l'immigration turque en Allemagne (2,5 millions de personnes), et vous aurez compris que le Bundestag ne s'opposera certainement pas à la poursuite des négociations. La France se retrouve donc isolée sur la scène européenne, tandis qu'elle souffre d'une lourde contradiction: si d'un côté, l'opinion publique et le président Sarkozy sont constament opposés à l'idée d'une adhésion turque, les élites françaises sont toujours acquises aux arguments développés par l'ancien Premier ministre Michel Rocard dans son livre Oui à la Turquie. De toute manière, comment la diplomatie française, ralliée à l'OTAN sur ordre de l'Elysée, peut-elle sérieusement s'opposer à ce membre si important de l'Alliance atlantique qu'est Ankara ?

Ankara, où s'est justement rendu le 27 juillet 2010 le Premier ministre britannique David Cameron pour sa première visite officielle. Il y a exprimé sa « colère » face aux oppositions françaises et allemandes au processus d'adhésion, et a fait le rapprochement entre le Royaume-Uni exclu par De Gaulle de la CEE et la Turquie actuelle: "nous savons ce que c'est d'être exclu du club, mais nous savons aussi que ces choses peuvent changer". En effet, les Britanniques sont opposés depuis le début à une Europe intégrée culturelle et politique. Et une entrée de la Turquie rendrait l'UE ingouvernable et détruirait toute envie de fédéralisme. Le soutien britannique est aujourd'hui à nuancer, compte tenu de l'influence du lobby pro-israélien au sein de l'équipe conservatrice, en la personne du Foreign minister William Hague. A Londres, à Tel Aviv et même à Washington, on se méfie soudain de cette Turquie qui laisse des navires partir pour forcer le blocus de Gaza, à l'instar de Ken Weinstein, de l'Hudson Institute: « le Bosphore divise plus qu'il ne lie ».

Pourquoi ce basculement dans les camps anglo-saxon et israéliens ? Parce que Ankara a décidé de s'éloigner de ses anciens titulaires. Certes l’adhésion de la Turquie semble irréversible, mais ce processus est mis à mal par les récents bouleversements géopolitiques turcs.

La nouvelle politique étrangère turque

Pendant la Guerre froide, la Turquie, alliée de l'OTAN face à l'URSS, alliée d’Israël face au monde arabe, était un élément-clé dans le dispositif américain. Le régime militaire turc écrasait un pouvoir politique faible en échange de son alignement occidental et de sa relation privilégiée avec l'Etat d'Israël. Les généraux avaient également carte blanche pour réprimer violemment la rébellion séparatiste kurde, incarnée par le PKK, la Parti des Travailleurs du Kurdistan, mouvement terroriste d'inspiration marxiste soutenu par les Soviétiques et les Syriens. Après la chute du Bloc de l'Est, le rôle stratégique de la Turquie s'est accru pour les Américains dans les années 1990: Ankara avait pour mission de soutenir Israël dans un Moyen-Orient de plus en plus instable, d'empêcher la formation d'une Europe politique indépendante en intégrant l'Union européenne et de semer le trouble dans la sphère d'influence russe en inflitrant les Balkans, via le soutien aux musulmans de Bosnie et du Kosovo, et le Caucase. Mais la guerre d’Irak de 2003 est venue bouleverser cet ordre des choses. L'aide américaine en faveur du Kurdistan a horrifié l’état-major turc, qui a soudain apporté son soutien aux islamistes de l'AKP pour faire l'unité du pays et s’est rapproché de la Syrie et de l’Iran. Le Parlement d'Ankara, islamistes et laïques pro-armée confondus, s'est donc opposé au survol de son espace aérien par les Américans. C'était la première fois que la Turquie disait "non" à Washington et que l'armée turque s'en remettait au pouvoir civil: une stratégie lourde de conséquences ; aujourd’hui émancipés des militaires , les dirigeants actuels renouent avec la politique islamique de l’empire ottoman. La Turquie a sacrifié ses relations avec Israël (crise diplomatique larvée depuis 2006, ouverte suite au raid israélien contre la flottille de Gaza, en mai 2010) au profit du leadership de l’espace politique islamique du Moyen-Orient. La popularité des Turcs dans les opinions arabes grandit, et le ministre AKP des Affaires étrangères, le brillant Ahmet Davutoglu, fait à présent figure de grand parrain des peuples musulmans, du Maroc jusqu'en Arabie Saoudite, comme à l'époque de la splendeur de l'Empire ottoman.


Ankara est passé du statut de « sentinelle de l’Occident » à celui d’acteur indépendant sur la scène internationale. La Turquie d’Erdogan recentre la géopolitique turque sur son espace traditionnel : le Proche-Orient et les républiques musulmanes d’ex-URSS. Elle se pose en rival-partenaire de l’Iran (les échanges turco-iraniens ont dépassé 10 milliards de dollars en 2009, la Turquie ne vote pas les sanctions de l'ONU sur le nucléaire iranien... Toutefois, elle se substitue à l'Iran en tant que leader du monde islamique). Elle conserve cependant son rôle dans l’OTAN et entend bien intégrer l’Union européenne, dans le but de ne se fermer aucune voie. La Turquie sait que 90 % de ses investissements étrangers proviennent de l'Ouest du Bosphore, mais son intégration sera celle d'une puissance régionale et multipolaire. Pas question pour les Turcs d'être les assistés de l'Union, et s'ils décident d'être les futurs fédérateurs des musulmans du continent, ils sont assurés d'entrer dans la place en position de force.

Une question de sens


Plus qu’un éventuel élargissement, une adhésion de la Turquie pose la question de la construction européenne et surtout de la vocation de l’Union européenne. Car tandis que le Premier ministre Erdogan renoue avec sa civilisation, l’Union européenne de Barroso est toujours très partagée sur la sienne. En effet, si on considère l’UE comme une union intégrée, sociale et donc culturelle, l’adhésion turque pose la question frontale de l’opposition entre le christianisme et l’islam, une dimension évoquée aussi bien par les partisans que par les opposants d’une intégration. Les uns évoquent le danger de l'islamisme et mettent en valeur l'identité judéo-chrétienne européenne, mais ils se gardent bien de définir les contours géographiques et spirituelles de l'Europe culturelle dont ils se réclament. Les autres veulent conjurer le Choc des civilisations en intégrant une démocratie musulmane dans une Europe qui ne serait donc pas un "club chrétien". Le discours communautaire, qui soulève le débat des racines spirituelles de l’Europe, se heurte à la conception universaliste de l'UE et à la logique européiste de l'élargissement maximum. C'est ici que nous retrouvons Michel Rocard: la célébrité déchue du socialisme français partage avec les élites de Bruxelles l'idée d'une "Europe monde", qui pourrait s'étendre jusqu'à l'infini ; un vaste ensemble régi par des lois communes en matière de droits fondamentaux et d'économie, un grand marché supranational faiseur de paix. Il y a donc conflit entre différentes logiques. Le débat de fond survivra-t-il cependant aux impératifs géostratégiques et économiques ? Car la Turquie est une voie d'accès primordiale pour les hydrocarbures et elle représente une économie dynamique. Si la situation énergétique s'aggrave, son adhésion pourrait devenir une simple formalité...

La logique européenne à l’épreuve


Le débat sur l'héritage chrétien de l'Europe risque donc fort d'être à nouveau étouffé. Peut-il en être autrement étant donné que l'Union européenne ne fait mention d'aucune spécificité religieuse ? La laïcité est d'ailleurs un argument repris par les partisans de l'adhésion turque, surtout du côté français, qui rappellent à juste titre que la Turquie est depuis 1924 un État très officiellement laïque, et que cela n'empêche donc pas son entrée dans l'Europe. Ce qu'ils ignorent, c'est que la laïcité turque n'est pas la séparation du politique et du religieux: lorsque le général Mustapha Kemal s'est emparé du pouvoir, il s'est inspiré du Concordat napoléonien pour établir un système dans lequel la mosquée est contrôlée par l'État. Et si des générations de femmes n'ont pas porté le voile islamique, l'enseignement religieux a été rétabli dans les années 1950, ainsi que l'appel public à la prière. Quant à la minorité chrétienne, elle a été lentement exterminée par les autorités, qui s'appuyaient sur le nationalisme kémaliste. Toutefois, l'islam politique était strictement encadré et réprimé par les généraux turcs, qui étaient les garants de la laïcité. Le dernier putsch militaire, celui de 1980, a justement fait inscrire dans la Constitution le rôle de l'armée comme rempart laïque. Mais les temps ont changé, et c'est à présent la mosquée, à travers le Premier ministre Erdogan qui contrôle l'État. Comme nous l'avons vu plus haut, c'est l'armée qui a remis l'islamisme au centre de la vie publique en 2003, pour être ensuite neutralisée par sa créature. Jouant sur la naïveté de Bruxelles, le parti AKP a vite compris que sa doctrine pouvait s'imposer à condition de ne pas dire son nom et de rester tourner vers l'Europe. Les réformes de 2003 et 2010, menées par Erdogan au nom de la démocratie et des Droits de l'homme, ont ainsi méthodiquement détruit les prérogatives de l'appareil miliaire laïque. Les hauts magistrats, issus de l'administration kémaliste, n'ont désormais plus le pouvoir d'interdire un parti politique pour activités antilaïques, et l'état-major est devenu un organe consultatif. Depuis février 2010, quarante officiers supérieurs sont en prison à Istanbul pour avoir tenté de renverser le gouvernement. Le journaliste Patrice de Plukett écrivait en mars 2010: "Voilà un dilemme pour Bruxelles. Que faire à M. Erdogan ? L’applaudir, ou le gronder ? Il démilitarise : c’est bien. Il islamise : c’est mal. Plus la Turquie se dit européenne, plus l’Europe se gratte la tête."

La Turquie est à nos portes. Elle frappe avec toute la puissance de sa civilisation retrouvée. Pendant ce temps, les Européens continuent à ignorer des faits pourtant têtus et à regarder béatement le jeu du monde se faire sans eux.